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Extrait

Des noces funèbres

George Sand, Consuelo, chapitre CIV, 1843
Ayant appris que le prince Albert est tombé gravement malade, Consuelo se rend à ses côtés. Tout l’entourage du jeune homme est alors convaincu qu’une union avec celle qu’il aime pourrait le sauver.

Il ne restait plus qu’à convaincre Consuelo. Albert seul y songea, et l’attirant près de lui, il réussit, sans le secours de personne, à enlacer de ses bras desséchés, devenus légers comme des roseaux, le cou de sa bien-aimée.
« Consuelo, lui dit-il, je lis dans ton âme, à cette heure ; tu voudrais donner ta vie pour ranimer la mienne : cela n’est plus possible ; mais tu peux, par un simple acte de ta volonté, sauver ma vie éternelle. Je vais te quitter pour un peu de temps, et puis je reviendrai sur la terre, par la manifestation d’une nouvelle naissance. J’y reviendrai maudit et désespéré, si tu m’abandonnes maintenant, à ma dernière heure. Tu sais, les crimes de Jean Ziska ne sont point assez expiés ; et toi seule, toi ma sœur Wanda, peux accomplir l’acte de ma purification en cette phase de ma vie. Nous sommes frères : pour devenir amants, il faut que la mort passe encore une fois entre nous. Mais nous devons être époux par le serment ; pour que je renaisse calme, fort et délivré, comme les autres hommes, de la mémoire de mes existences passées, qui fait mon supplice et mon châtiment depuis tant de siècles, consens à prononcer ce serment ; il ne te liera pas à moi en cette vie, que je vais quitter dans une heure, mais il nous réunira dans l’éternité. Ce sera un sceau qui nous aidera à nous reconnaître, quand les ombres de la mort auront effacé la clarté de nos souvenirs. Consens ! C’est une cérémonie catholique qui va s’accomplir, et que j’accepte, puisque c’est la seule qui puisse légitimer, dans l’esprit des hommes, la possession que nous prenons l’un de l’autre. Il me faut emporter cette sanction dans la tombe. Le mariage sans l’assentiment de la famille n’est point un mariage complet à mes yeux. La forme du serment m’importe peu d’ailleurs. Le nôtre sera indissoluble dans nos cœurs, comme il est sacré dans nos intentions. Consens !
 Je consens ! » s’écria Consuelo en pressant de ses lèvres le front morne et froid de son époux.
Cette parole fut entendue de tous. « Eh bien ! dit Supperville, hâtons-nous ! » et il poussa résolument le chanoine, qui appela les domestiques et se pressa de tout préparer pour la cérémonie. Le comte, un peu ranimé, vint s’asseoir à côté de son fils et de Consuelo. La bonne chanoinesse vint remercier cette dernière de sa condescendance, au point de se mettre à genoux devant elle et de lui baiser les mains. Le baron Frédéric pleurait silencieusement sans paraître comprendre ce qui se passait. En un clin d’œil, un autel fut dressé devant la cheminée du grand salon. Les domestiques furent congédiés ; ils crurent qu’il s’agissait seulement d’extrême-onction, et que l’état du malade exigeait qu’il y eût peu de bruit et de miasmes dans l’appartement. Le Porpora servit de témoin avec Supperville. Albert retrouva tout à coup assez de force pour prononcer le oui décisif et toutes les formules de l’engagement d’une voix claire et sonore. La famille conçut une vive espérance de guérison. À peine le chapelain eut-il récité sur la tête des nouveaux époux la dernière prière, qu’Albert se leva, s’élança dans les bras de son père, embrassa de même avec une précipitation et une force extraordinaire sa tante, son oncle et le Porpora ; puis il se rassit sur son fauteuil, et pressa Consuelo contre sa poitrine, en s’écriant :
« Je suis sauvé ! »
 C’est le dernier effort de la vie, c’est une convulsion finale », dit au Porpora Supperville, qui avait encore consulté plusieurs fois les traits et l’artère du malade, pendant la célébration du mariage.
En effet, les bras d’Albert s’entr'ouvrirent, se jetèrent en avant, et retombèrent sur ses genoux. Le vieux Cynabre, qui n’avait pas cessé de dormir à ses pieds durant toute sa maladie, releva la tête et fit entendre par trois fois un hurlement lamentable. Le regard d’Albert était fixé sur Consuelo ; sa bouche restait entr’ouverte comme pour lui parler ; une légère coloration avait animé ses joues : puis cette teinte particulière, cette ombre indéfinissable, indescriptible, qui passe lentement du front aux lèvres, s’étendit sur lui comme un voile blanc. Pendant une minute, sa face prit diverses expressions, toujours plus sérieuses de recueillement et de résignation, jusqu’à ce qu’elle se raffermit dans une expression définitive de calme auguste et de sévère placidité.
Le silence de terreur qui planait sur la famille attentive et palpitante fut interrompu par la voix du médecin, qui prononça avec sa lugubre solennité ce mot sans appel : « C’est la mort ! »

George Sand, Œuvres, tome 4, Bruxelles : Hauman et Cie, 1842-1844, p. 416-417.
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