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Extrait

Lorenzo feint d’être un lâche

Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte I, scène 3, 1834
Lorsque l’entourage du duc le met en garde contre Lorenzo, Alexandre rétorque que son cousin est bien trop lâche pour lui nuire.

LE DUC.
Renzo un homme à craindre ! le plus fieffé poltron ! une femmelette, l’ombre d’un ruffian énervé ! un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d’en apercevoir l'ombre à son côté ! d’ailleurs un philosophe, un gratteur de papiers, un méchant poète, qui ne sait seulement pas faire un sonnet ! Non, non, je n’ai pas encore peur des ombres. Eh ! corps de Bacchus ! que me font les discours latins et les quolibets de ma canaille ! J’aime Lorenzo, moi, et, par la mort de Dieu, il restera ici.

LE CARDINAL.
Si je craignais cet homme, ce ne serait pas pour votre cour, ni pour Florence, mais pour vous, duc.

LE DUC.
Plaisantez-vous, cardinal, et voulez-vous que je vous dise la vérité ?
Il lui parle bas.
Tout ce que je sais de ces damnés bannis, de tous ces républicains entêtés qui complottent autour de moi, c’est par Lorenzo que je le sais. Il est glissant comme une anguille ; il se fourre partout, et me dit tout. N’a-t-il pas trouvé moyen d’établir une correspondance avec tous ces Strozzi de l’enfer ? Oui, certes, c’est mon entremetteur ; mais croyez que son entremise, si elle nuit à quelqu'un, ne me nuira pas. Tenez !
Lorenzo paraît au fond d’une galerie basse.
Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d’orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour soutenir un éventail ; ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n’a pas la force de rire. C’est là un homme à craindre ? Allons, allons, vous
vous moquez de lui. Hé ! Renzo, viens donc ici ; voilà sire Maurice qui te cherche dispute.

[…]

LORENZO.
Cousin, quand vous aurez assez de quelque conquête des faubourgs, envoyez-la donc chez sire Maurice. Il est malsain de vivre sans femme, pour un homme qui a, comme lui, le cou court et les mains velues.

SIRE MAURICE.
Celui qui se croit le droit de plaisanter doit savoir se défendre. À votre place, je prendrais une épée.

LORENZO.
Si on vous a dit que j'étais un soldat, c'est une erreur ; je suis un pauvre amant de la science.

SIRE MAURICE.
Votre esprit est une épée acérée, mais flexible. C’est une arme trop vile ; chacun fait usage des siennes.

Il tire son épée.

VALORI.
Devant le duc, l’épée nue !

LE DUC, riant.
Laissez faire, laissez faire. Allons, Renzo, je veux te servir de témoin ; qu'on lui donne une épée.

LORENZO.
Monseigneur, que dites-vous là ?

LE DUC.
Eh bien ! ta gaîté s’évanouit si vite ? Tu trembles, cousin ? Fi donc ! tu fais honte au nom des Médicis. Je ne suis qu'un bâtard, et je le porterais mieux que toi, qui es légitime ? Une épée, une épée ! un Médicis ne se laisse point provoquer ainsi. Pages, montez ici ; toute la cour le verra, et je voudrais que Florence entière y fût.

LORENZO.
Son Altesse se rit de moi.

LE DUC.
J’ai ri tout à l’heure, mais maintenant je rougis de honte. Une épée !

[...]

LE DUC.
Et vous ne voyez pas que je plaisante encore ! Qui diable pense ici à une affaire sérieuse ? Regardez Renzo, je vous en prie ; ses genoux tremblent ; il serait devenu pâle, s’il pouvait le devenir. Quelle contenance, juste Dieu ! je crois qu'il va tomber.

Lorenzo chancelle ; il s’appuie sur la balustrade et glisse à terre tout d’un coup.

LE DUC, riant aux éclats.
Quand je vous le disais ! personne ne le sait mieux que moi ; la seule vue d’une épée le fait trouver mal. Allons, chère Lorenzetta, fais-toi emporter chez ta mère.

Alfred de Musset, Un spectacle dans un fauteuil, Paris, Revue des deux mondes, 1834, pp. 34-40.
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