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Extrait

La langue différencie l'homme de la bête

Sperone Speroni, Dialogue des langues, 1549 (orthographe modernisée)
Humaniste italien du 16e siècle, Sperone Speroni a enseigné la logique et la philosophie à l'université de Padoue. Il est l'auteur de plusieurs Dialogues, dont un est consacré aux langues. Considérant le langage comme un élément propre à la nature humaine, il fait l'éloge du latin et du grec, langues de l'intellect.

Encore que nous soyons en beaucoup de manières différents des bêtes brutes, si est-ce que la principale cause qui nous éloigne d'eux, c'est qu'en parlant et écrivant nous communiquons l'un à l'autre nos affections, ce que les bêtes ne peuvent faire. S'il est donc ainsi : celui-là qui mieux parlera et écrira sera plus purifié du brutal. Par ce moyen quiconque désire être prestement homme doit en toute force s'étudier à se rendre parfait en bien parler et bien écrire, et celui qui pourra le faire, à bonne raison, se nommera tel parmi les hommes que les hommes sont entre les bêtes.

Cette vertu de bien parler et bien écrire, les Grecs et les Latins se la sont quasi également appropriée : de là vient que leurs langues sont venues à tel point que seules entre toutes les autres du monde, se font par leur excellence alienes des barbares, et des créatures irraisonnables. Aussi, entre les poètes vulgaires il n'y en a point un seul qui au jugement des doctes se puisse aparier à Virgile et Homère, ni entre les orateurs un qui se compare à Démosthène ou Cicéron. Louez tant que vous voudrez Pétrarque et Boccace, si n'aurez vous la hardiesse de les égaler aux antiques, ni (qui plus est) les faisant inférieur les en approcher de trop près : au contraire vous les en trouverez si loin que n'oserez les nommer avec eux.

Je ne veux nommer l'un après l'autre les Grecs et Latins qui par leurs lettres se sont faits dignes de grand prix, car je n'aurais fait en un mois : par quoi il me suffit de ces deux : trouvera-t-on en aucune autre langue unseul qui soit leur pair ? Quand à moi je ne suis jamais si triste ou infortuné que je ne me sente tout réjoui en lisant leurs vers et leurs oraisons. Tous autres plaisirs, toute autre délectation, fête des yeux, chansons et instruments ne me sont rien au regard de celui-ci seul, et ne s'en doit-on émerveiller, pour ce que ces autres sont les récréation du corps, et celui-ci est de l'âme : de là vient que d'autant que l'intellect est plus noble que le sensuel, de tant est sa délectation plus grande et agréable que celle des autres.

Les Dialogues de messire Speron Speroni italien, traduitz en françoy, Claude Gruget (trad.), Paris : Estienne Groulleau, 1551, fol. 140v-141v. (orthographe modernisée)
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