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Extrait

La cotte de mailles

Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte II, scène 6, 1834
En prévision du meurtre du duc Alexandre, Lorenzo lui dérobe la cotte de mailles dont il ne se sépare jamais.

​LORENZO.
Il prend la cotte de mailles du duc sur le sofa.
Vous avez là une jolie cotte de mailles, mignon ! Mais cela doit être bien chaud.

LE DUC.
En vérité, si elle me gênait, je n’en porterais pas. Mais c’est du fil d’acier ; la lime la plus aiguë n’en pourrait ronger une maille, et en même temps c’est léger comme de la soie. Il n’y a peut-être pas la pareille dans toute l’Europe ; aussi je ne la quitte guère, jamais, pour mieux dire.

LORENZO.
C’est très léger, mais très solide. Croyez-vous cela à l’épreuve du stylet ?

LE DUC.
Assurément.

LORENZO.
Au fait, j’y réfléchis à présent : vous la portez toujours sous votre pourpoint. L’autre jour, à la chasse, j’étais en croupe derrière vous, et en vous tenant à bras le corps, je la sentais très bien. C’est une prudente habitude.

LE DUC.
Ce n’est pas que je me défie de personne ; comme tu dis, c’est une habitude, – pure habitude de soldat.

LORENZO.
Votre habit est magnifique. Quel parfum que ces gants ! Pourquoi donc posez-vous à moitié nu ? Cette cotte de mailles aurait fait son effet dans votre portrait ; vous avez eu tort de la quitter.

LE DUC.
C’est le peintre qui l’a voulu ; cela vaut toujours mieux, d’ailleurs, de poser le col découvert : regarde les antiques.

LORENZO.
Où diable est ma guitare ? Il faut que je fasse un second dessus à Giomo.

Il sort.

TEBALDEO.
Altesse, je n’en ferai pas davantage aujourd’hui.

GIOMO, à la fenêtre.
Que fait donc Lorenzo ? Le voilà en contemplation devant le puits qui est au milieu du jardin : ce n’est pas là, il me semble, qu’il devrait chercher sa guitare.

LE DUC.
Donne-moi mes habits. Où est donc ma cotte de mailles ?

GIOMO.
Je ne la trouve pas ; j’ai beau chercher, elle s’est envolée.

LE DUC.
Renzino la tenait il n’y a pas cinq minutes ; il l’aura jetée dans un coin en s’en allant, selon sa louable coutume de paresseux.

GIOMO.
Cela est incroyable ; pas plus de cotte de mailles que sur ma main.

LE DUC.
Allons, tu rêves ! Cela est impossible.

GIOMO.
Voyez vous-même, Altesse ; la chambre n’est pas si grande.

LE DUC.
Renzo la tenait là, sur ce sofa.
Rentre Lorenzo.
Qu’as-tu donc fait de ma cotte ? nous ne pouvons plus la trouver.

LORENZO.
Je l’ai remise ou elle était. Attendez ; non, je l’ai posée sur ce fauteuil ; non, c’était sur le lit. Je n’en sais rien. Mais j’ai trouvé ma guitare.
Il chante en s’accompagnant.
« Bonjour, madame l’abbesse… »

GIOMO.
Dans le puits du jardin, apparemment ? car vous étiez penché dessus tout à l’heure d’un air tout à fait absorbé.

LORENZO.
Cracher dans un puits pour faire des ronds est mon plus grand bonheur. Après boire et dormir, je n’ai pas d’autre occupation.
Il continue à jouer.
« Bonjour, bonjour, abbesse de mon cœur. »

LE DUC.
Cela est inoui que cette cotte se trouve perdue ! Je crois que je ne l’ai pas ôtée deux fois dans ma vie, si ce n’est pour me coucher.

LORENZO.
Laissez donc, laissez donc. N’allez-vous pas faire un valet de chambre d’un fils de pape ? Vos gens la trouveront.

LE DUC.
Que le diable t’emporte ! c’est toi qui l’as égarée.

LORENZO.
Si j’étais duc de Florence, je m’inquiéterais d’autre chose que de mes cottes.

Alfred de Musset, Un spectacle dans un fauteuil, Paris, Revue des deux mondes, 1834, pp. 113-117.
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