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Extrait

Le violon de Crémone

E.T.A. Hoffmann,  « Le Violon de Crémone », Contes fantastiques, 1833
« Le Violon de Crémone », nouvelle connue aujourd’hui sous le titre « Le Conseiller Krespel », fait partie des récits qui ont le plus influencé les imitateurs français d’Hoffmann : on y retrouve le mélange typiquement hoffmannien entre idéal et quotidien, entre surnaturel et grotesque. Le conseiller Krespel est un musicien génial, mais excentrique, qui voue un amour démesuré à son violon et à sa fille, la belle chanteuse Antonie. Mais la sacralisation de la musique produit ici des effets funestes et même fantastiques, puisqu’il semble que la jeune fille meure de trop chanter…

On sait combien les choses fantastiques me frappent et me touchent. Je jugeai indispensable de faire la connaissance d’Antonie. J’avais déjà appris quelques-unes des conjectures du public sur cette jeune fille, mais je ne soupçonnais pas qu’elle vécût dans la ville, et qu’elle se trouvât sous la domination du bizarre Krespel. Dans la nuit suivante, je rêvai tout naturellement du chant merveilleux d’Antonie, et comme elle me suppliait fort tendrement, dans un adagio, composé par moi-même, de la sauver, je fus bientôt résolu à devenir un second Astolfe, et à pénétrer dans la maison de Krespel, comme dans le château enchanté d’Alcine.

Les choses se passèrent plus paisiblement que je ne l’avais pensé ; car, à peine eus-je vu deux ou trois fois le conseiller, et lui eus-je parlé avec quelque chaleur de la structure des bons violons, qu’il m’engagea lui-même à visiter sa maison. Je me rendis à son invitation, et il étala devant moi son trésor de violons. Une douzaine de ces instruments était appendue dans son cabinet. J’en remarquai un portant les traces d’une haute antiquité, et fort richement sculpté. Il était suspendu au-dessus des autres, et une couronne de fleurs, dont il était surmonté, semblait le désigner comme le roi des instruments.
 Ce violon, me dit Krespel, est un morceau merveilleux d’un artiste inconnu, qui vivait sans doute du temps de Tartini. Je suis convaincu qu’il y a dans sa construction intérieure quelque chose de particulier, et qu’un secret que je poursuis depuis longtemps se dévoilera à mes yeux, lorsque je démonterai cet instrument. Riez de ma faiblesse, si vous voulez. Mais cet objet inanimé à qui je donne, quand je le veux, la vie et la parole, me parle souvent d’une façon merveilleuse ; et lorsque j’en jouai pour la première fois, il me sembla que je n’étais que le magnétiseur qui excite le somnambule, et l’aide à révéler ses sensations cachées. Vous pensez bien que cette folie ne m’a jamais occupé sérieusement, mais il est à remarquer que je n’ai jamais pu me décider à détruire cette sotte machine. Je suis content aujourd’hui de ne pas l’avoir fait, car depuis qu’Antonie est ici, je joue quelquefois de ce violon devant elle. Antonie l’écoute avec plaisir, avec trop de plaisir !
Le conseiller prononça ces dernières paroles avec un attendrissement visible ; cela m’enhardit.
 Ô mon cher conseiller ! lui dis-je, ne voudriez-vous pas en jouer devant moi ?
Krespel prit son air mécontent, et me dit de sa voix chantante et modulée :
 Non, mon cher étudiant ! et la chose en resta là.
Il me fit encore voir mille raretés puériles ; enfin, il ouvrit une petite cassette, en tira un papier plié qu’il me mit dans la main, en me disant solennellement : Vous êtes un ami de l’art, prenez ce présent comme un souvenir qui doit vous être éternellement cher. À ces mots, il me poussa doucement par les deux épaules vers la porte et m’embrassa sur le seuil. À proprement parler, c’est ainsi qu’il me chassa d’une façon toute symbolique. En ouvrant le papier, j’y trouvai un petit fragment de quinte, d’une ligne de longueur : sur le papier se trouvaient ces mots : « Morceau de la quinte dont se servait pour son violon le célèbre Stamitz, dans le dernier concert qu’il donna avant sa mort. » La promptitude avec laquelle j’avais été congédié, lorsque j’avais parlé d’Antonie, me fit penser que je ne la reverrais jamais ; mais il n’en fut pas ainsi, car lorsque je revins pour la seconde fois chez le conseiller, je trouvai Antonie dans sa chambre ; elle l’aidait à ajuster les morceaux d’un violon.

E.T.A. Hoffmann, Œuvres complètes, tome 3, traduction d’Adolphe Loève-Veimars, Paris : E. Renduel, 1830-1832, p. 25-30.
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