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Extrait

L'homme sauvage n'est ni bon, ni mauvais

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1754
En imaginant un homme dans l'état de nature, ignorant de toute civilisation, Rousseau se pose la question de sa moralité.

Je sais qu’on nous répète sans cesse que rien n’eût été si misérable que l’homme dans cet état ; et s’il est vrai, comme je crois l’avoir prouvé, qu’il n’eût pu qu’après bien des siècles avoir le désir et l’occasion d’en sortir, ce serait un procès à faire à la nature, et non à celui qu’elle aurait ainsi constitué. Mais si j’entends bien ce terme de misérable, c’est un mot qui n’a aucun sens, ou qui ne signifie qu’une privation douloureuse, et la souffrance du corps ou de l’âme : or, je voudrais bien qu’on m’expliquât quel peut être le genre de misère d’un être libre dont le cœur est en paix et le corps en santé. Je demande laquelle, de la vie civile ou naturelle, est la plus sujette à devenir insupportable à ceux qui en jouissent. Nous ne voyons presque autour de nous que des gens qui se plaignent de leur existence, plusieurs même qui s’en privent autant qu’il est en eux ; et la réunion des lois divine et humaine suffit à peine pour arrêter ce désordre. Je demande si jamais on a ouï dire qu’un sauvage en liberté ait seulement songé à se plaindre de la vie et à se donner la mort. 

Qu’on juge donc, avec moins d’orgueil, de quel côté est la véritable misère. Rien au contraire n’était été si misérable que l’homme sauvage ébloui par des lumières, tourmenté par des passions, et raisonnant sur un état différent du sien. Ce fut par une providence très sage que les facultés qu’il avait en puissance ne devaient se développer qu’avec les occasions de les exercer, afin qu’elles ne lui fussent ni superflues et à charge avant le temps, ni tardives et inutiles au besoin. Il avait dans le seul instinct tout ce qu’il lui fallait pour vivre dans l’état de nature ; il n’a dans une raison cultivée que ce qu’il lui faut pour vivre en société.

Il paraît d’abord que les hommes dans cet état, n’ayant entre eux aucune sorte de relation morale ni de devoirs connus, ne pouvaient être ni bons ni méchants, et n’avaient ni vices ni vertus, à moins que, prenant ces mots dans un sens physique, on n’appelle vices dans l’individu les qualités qui peuvent nuire à sa propre conservation, et vertus celles qui peuvent y contribuer ; auquel cas il faudrait appeler le plus vertueux celui qui résisterait le moins aux simples impulsions de la nature. Mais, sans nous écarter du sens ordinaire, il est à propos de suspendre le jugement que nous pourrions porter sur une telle situation, et de nous défier de nos préjugés jusqu’à ce que, la balance à la main, on ait examiné s’il y a plus de vertus que de vices parmi les hommes civilisés, ou si leurs vertus sont plus avantageuses que leurs vices ne sont funestes ; ou si le progrès de leurs connaissances est un dédommagement suffisant des maux qu’ils se font mutuellement à mesure qu’ils s’instruisent du bien qu’ils devraient se faire, ou s’ils ne seraient pas, à tout prendre, dans une situation plus heureuse de n’avoir ni mal à craindre ni bien à espérer de personne ; que de s’être soumis à une dépendance universelle, et de s’obliger à tout recevoir de ceux qui ne s’obligent à leur rien donner.

N’allons pas surtout conclure avec Hobbes que, pour n’avoir aucune idée de la bonté, l’homme soit naturellement méchant ; qu’il soit vicieux, parce qu’il ne connaît pas la vertu ; qu’il refuse toujours à ses semblables des services qu’il ne croit pas leur devoir ; ni qu’en vertu du droit qu’il s’attribue avec raison aux choses dont il a besoin, il s’imagine follement être le seul propriétaire de tout l’univers. Hobbes a très bien vu le défaut de toutes les définitions modernes du droit naturel : mais les conséquences qu’il tire de la sienne montrent qu’il la prend dans un sens qui n’est pas moins faux. En raisonnant sur les principes qu’il établit, cet auteur devoit dire que l’état de nature étant celui où le soin de notre conservation est le moins préjudiciable à celle d’autrui, cet état était par conséquent le plus propre à la paix et le plus convenable au genre humain.

Jean-Jacques Rousseau, Oeuvres complètes, t. 1, Paris : Dalibon, 1826, p. 273-275.
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