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Extrait

« Et corrigez, un peu, l’orgueil de vos appas »

Molière, Le Misanthrope, acte III, scène 4

CÉLIMÈNE
Madame, on peut, je crois, louer, et blâmer tout,
Et chacun a raison, suivant l’âge, ou le goût :
Il est une saison pour la galanterie,
Il en est une, aussi, propre à la pruderie ;
On peut, par politique, en prendre le parti,
Quand de nos jeunes ans, l’éclat est amorti ;
Cela sert à couvrir de fâcheuses disgrâces.
Je ne dis pas, qu’un jour, je ne suive vos traces,
L’âge amènera tout, et ce n’est pas le temps,
Madame, comme on sait, d’être prude à vingt ans.

ARSINOÉ
Certes, vous vous targuez d’un bien faible avantage,
Et vous faites sonner, terriblement, votre âge :
Ce que, de plus que vous, on en pourrait avoir,
N’est pas un si grand cas, pour s’en tant prévaloir ;
Et je ne sais pourquoi, votre âme, ainsi, s’emporte,
Madame, à me pousser de cette étrange sorte ?

CÉLIMÈNE
Et moi, je ne sais pas, Madame, aussi, pourquoi,
On vous voit, en tous lieux, vous déchaîner sur moi ?
Faut-il de vos chagrins, sans cesse, à moi vous prendre ?
Et puis-je mais des soins qu’on ne va pas vous rendre ?
Si ma personne, aux gens, inspire de l’amour,
Et si l’on continue à m’offrir, chaque jour,
Des vœux que votre cœur peut souhaiter qu’on m’ôte,
Je n’y saurais que faire, et ce n’est pas ma faute ;
Vous avez le champ libre, et je n’empêche pas,
Que pour les attirer, vous n’ayez des appas.

ARSINOÉ
Hélas ! et croyez-vous que l’on se mette en peine
De ce nombre d’amants dont vous faites la vaine :
Et qu’il ne nous soit pas fort aisé de juger,
À quel prix, aujourd’hui, l’on peut les engager ?
Pensez-vous faire croire, à voir comme tout roule,
Que votre seul mérite attire cette foule ?
Qu’ils ne brûlent, pour vous, que d’un honnête amour,
Et que, pour vos vertus, ils vous font tous la cour ?
On ne s’aveugle point par de vaines défaites,
Le monde n’est point dupe, et j’en vois qui sont faites
À pouvoir inspirer de tendres sentiments,
Qui, chez elles, pourtant, ne fixent point d’amants ;
Et de là, nous pouvons tirer des conséquences
Qu’on n’acquiert point leurs cœurs, sans de grandes avances ;
Qu’aucun, pour nos beaux yeux, n’est notre soupirant,
Et qu’il faut acheter tous les soins qu’on nous rend.
Ne vous enflez, donc, point d’une si grande gloire,
Pour les petits brillants d’une faible victoire ;
Et corrigez, un peu, l’orgueil de vos appas,
De traiter, pour cela, les gens de haut en bas.
Si nos yeux enviaient les conquêtes des vôtres,
Je pense qu’on pourrait faire comme les autres,
Ne se point ménager, et vous faire bien voir,
Que l’on a des amants, quand on en veut avoir.

Molière, Le Misanthrope, acte III, scène 4
Librairie Hachette et Cie (Paris), 1882
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