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Extrait

Le trône de Madame Geoffrin

Jacques Delille, La Conversation, 1812
Dans un long poème dédié à l'art de la conversation, l'abbé Delille rend hommage à Mme Geoffrin, hôtesse du salon qui l'a fait connaître.

Telle autrefois, dans son brillant déclin,
J'ai vu la célèbre Geoffrin,
D'un choix de vieux amis aimable présidente,
Et quelquefois utile confidente.
Son zèle généreux de leurs besoins discrets
Souvent, à leur profit, surprenait les secrets :
Pour elle une bonne oeuvre était une conquête ,
Les pauvres des amis, leur bonheur une fête,
Son luxe des bienfaits, la vertu son pouvoir,
Son esprit le bon sens, la raison son savoir ;
Au talent jeune encore elle ouvrait la barrière,
Accueillait la vieillesse au bout de sa carrière,
Et ses élèves triomphants
Venaient de leurs lauriers couronner ses vieux ans.

Avec quel art, surtout, de ses mains souveraines
Des conversations elle tenait les rênes !
Elle rendait l'essor à la timidité,
En imposait à la témérité ;
Du froid conteur excitait la paresse,
Modérait la vivacité
De l'argumentateur, dont l'âpre sécheresse
Effarouche les ris et même la sagesse,
Désarmait la ténacité.
Avec l'âge avancé, l'âge mûr et l'enfance,
De son utile expérience
Gardait la vieille autorité ;
Dans sa naissance étouffait la dispute ,
Ou des opinions encourageant la lutte,
Faisait de nos débats sortir la vérité,
Exerçait sans rigueur sa douce surveillance,
Par un accent de bienveillance
Tempérait la sévérité,
Consolait la laideur, conseillait la beauté,
Calmait l'emportement, réprimait la licence,
Maintenait le bon ton, père de la décence;
Rendait la modestie à l'orgueil effronté,
Le repentir au vice déhonté,
À l'affectation l'aimable négligence ,
L'espoir à la faiblesse, au pouvoir l'indulgence;
Louait par sentiment, et grondait par bonté.

Aussi, vainqueur ou vaincu dans la lice,
Chacun satisfait en partant,
Dans le beau monde allait contant
Ses piquants entretiens, son aimable police ;
Autant que sa louange on aimait sa malice ;
Et l'orgueil même était content.

Delà ce long respect et ce pouvoir suprême
Qu'elle exerça dans sa vieillesse même :
Elle plaisait sans art, dominait sans orgueil.
Aux limites de sa carrière,
Il m'en souvient, j'ai vu l'Europe entière,
D'un triple cercle entourant son fauteuil,
Guetter un mot, épier un coup-d'oeil :
Le jeune fou qui, dans le monde,
Le soir, ayant fimi sa ronde,
Gâté par ses succès, en revenait plus fat;
L'écrivain et l'homme d'état,
Chez elle, du bon goût, étudiaient le code ;
Sans son aveu, nul n'était à la mode :
Les enfants du Midi, les habitants du Nord,
Le rang, la faveur, la naissance,
Pour être accrédités dans les cercles de France,
Venaient, dans son salon, prendre leur passeport,
Et recevoir leurs lettres de créance.

Seule, elle triompha de nos goûts inconstants,
Et son hiver défiait son printemps.
Ainsi, dans les bosquets de Flore
Quand le fougueux Borée emporte leurs débris,
La rose qui se décolore,
Belle encore au milieu de ses festons flétris,
Seule nous plaît, et seule règne encore.
Ah ! permets, ombre que j'adore,
Que dans les champs élysiens,
Entre tes amis et les miens,
Par mes ressouvenirs j'aille jouir encore
De tes aimables entretiens.
Quand mes faibles talents commencèrent d'éclore,
Il m'en souvient, de mon sort rigoureux
Pour corriger la funeste influence,
Ton honorable bienfaisance
Me pressa d'accepter ses secours généreux :
Aux offres de ta bienfaisance
Ma fière pauvreté ne consentit jamais ;
Mais, en refusant tes bienfaits,
J'ai gardé ma reconnaissance.

Jacques Delille, La Conversation, Paris : Michaud frères, 1812, p. 174-178.
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