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Extrait

À un dîner d’athées

Jules Barbey d’Aurevilly, « À un dîner d’athées », Les Diaboliques, 1874
Dans « À un dîner d’athées », le commandant Mesnilgrand est sommé par ses anciens camarades de régiment, au cours d’une des « mangeries blasphématoires » dont il est adepte, de justifier sa présence dans une église quelques jours plus tôt. Il raconte alors l’histoire du major Ydow et de la Rosalba, dont il a été l’amant. Ce passage décrit la fébrilité qui gagne le régiment à l’arrivée de la Rosalba.

Alors les passions s’allumèrent et allèrent leur train, faisant leur feu dans l’ombre. Au bout d’un certain temps, tous flambèrent, même des vieux, même des officiers généraux qui avaient l’âge d’être sages, tous flambèrent pour « la Pudica », comme on trouva piquant de l’appeler. Partout et autour d’elle les prétentions s’affichèrent ; puis les coquetteries, puis l’éclat des duels, enfin tout le tremblement d’une vie de femme devenue le centre de la galanterie la plus passionnée, au milieu d’hommes indomptables qui avaient toujours le sabre à la main. Elle fut le sultan de ces redoutables odalisques, et elle jeta le mouchoir à qui lui plut, et beaucoup lui plurent. Quant au major Ydow, il laissa faire et laissa dire… Était-il assez fat pour n’être pas jaloux, ou, se sentant haï et méprisé, pour jouir, dans son orgueil de possesseur, des passions qu’inspiraient à ses ennemis la femme dont il était le maître ?… Il n’était guère possible qu’il ne s’aperçût de quelque chose. J’ai vu parfois son œil d’émeraude passer au noir de l’escarboucle, en regardant tel de nous que l’opinion du moment soupçonnait d’être l’amant de sa moitié ; mais il se contenait… Et, comme on pensait toujours de lui ce qu’il y avait de plus insultant, on imputait son calme indifférent ou son aveuglément volontaire à des motifs de la plus abjecte espèce. On pensait que sa femme était encore moins un piédestal à sa vanité qu’une échelle à son ambition. Cela se disait comme ces choses-là se disent, et il ne les entendait pas. Moi qui avais des raisons pour l’observer, et qui trouvais sans justice la haine et le mépris qu’on lui portait, je me demandais s’il y avait plus de faiblesse que de force, ou de force que de faiblesse, dans l’attitude sombrement impassible de cet homme, trahi journellement par sa maîtresse, et qui ne laissait rien paraître des morsures de sa jalousie. Par Dieu ! nous avons tous, messieurs, connu de ces hommes assez fanatisés d’une femme pour croire en elle, quand tout l’accuse, et qui, au lieu de se venger quand la certitude absolue d’une trahison pénètre dans leur âme, préfèrent s’enfoncer dans leur bonheur lâche, et en tirer, comme une couverture par-dessus leur tête, l’ignominie !

Jules Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques, Paris : E. Dentu, 1874, pp. 283-285.
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