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Extrait

L'autorité du mari n'est pas sans réplique

Chevalier de Jaucourt, « Femme (droit naturel) », Encyclopédie, 1751-1765
Parmi les quatre articles que l'Encyclopédie consacre à la femme, celui du chevalier de Jaucourt s'attache à considérer le droit naturel. Remettant en cause les coutumes et les préceptes bibliques, il affirme qu'il n'y a pas d'impossibilité à voir une femme disposer de l'autorité au sein de la famille.

L’Être suprême ayant jugé qu’il n’était pas bon que l’homme fût seul, lui a inspiré le désir de se joindre en société très étroite avec une compagne, et cette société se forme par un accord volontaire entre les parties. Comme cette société a pour but principal la procréation et la conservation des enfants qui naîtront, elle exige que le père et la mère consacrent tous leurs soins à nourrir et à bien élever ces gages de leur amour, jusqu’à ce qu’ils soient en état de s’entretenir et de se conduire eux-mêmes.

Mais quoique le mari et la femme aient au fond les mêmes intérêts dans leur société, il est pourtant essentiel que l’autorité du gouvernement appartienne à l’un ou à l’autre : or le droit positif des nations policées, les lois et les coutumes de l’Europe donnent cette autorité unanimement et définitivement au mâle, comme à celui qui, étant doué d’une plus grande force d’esprit et de corps, contribue davantage au bien commun, en matière de choses humaines et sacrées ; en sorte que la femme doit nécessairement être subordonnée à son mari et obéir à ses ordres dans toutes les affaires domestiques. C’est là le sentiment des jurisconsultes anciens et modernes, et la décision formelle des législateurs.

Aussi le Code Frédéric, qui a paru en 1750, et qui semble avoir tenté d’introduire un droit certain et universel, déclare que le mari est par la nature même le maître de la maison, le chef de la famille ; et que, dès que la femme y entre de son bon gré, elle est en quelque sorte sous la puissance du mari, d’où découlent diverses prérogatives qui le regardent personnellement. Enfin, l’Écriture sainte prescrit à la femme de lui être soumise comme à son maître.

Cependant, les raisons qu’on vient d’alléguer pour le pouvoir marital ne sont pas sans réplique, humainement parlant ; et le caractère de cet ouvrage nous permet de le dire hardiment.

Il paraît d’abord
1°. qu’il serait difficile de démontrer que l’autorité du mari vienne de la nature ; parce que ce principe est contraire à l’égalité naturelle des hommes ; et de cela seul que l’on est propre à commander, il ne s’ensuit pas qu’on en ait actuellement le droit ;
2°. l’homme n’a pas toujours plus de force de corps, de sagesse, d’esprit, et de conduite, que la femme ;
3°. le précepte de l’Écriture étant établi en forme de peine, indique assez qu’il n’est que de droit positif.
On peut donc soutenir qu’il n’y a point d’autre subordination dans la société conjugale, que celle de la loi civile, et par conséquent rien n’empêche que des conventions particulières ne puissent changer la loi civile, dès que la loi naturelle et la religion ne déterminent rien au contraire.

Nous ne nions pas que, dans une société composée de deux personnes, il ne faille nécessairement que la loi délibérative de l’une ou de l’autre l’emporte ; et puisque, ordinairement, les hommes sont plus capables que les femmes de bien gouverner les affaires particulières, il est très judicieux d’établir pour règle générale que la voix de l’homme l’emportera tant que les parties n’auront point fait ensemble d’accord contraire, parce que la loi générale découle de l’institution humaine, et non pas du droit naturel. De cette manière, une femme qui sait quel est le précepte de la loi civile, et qui a contracté son mariage purement et simplement, s’est par là soumise tacitement à cette loi civile.

Mais si quelque femme, persuadée qu’elle a plus de jugement et de conduite, ou sachant qu’elle est d’une fortune ou d’une condition plus relevée que celle de l’homme qui se présente pour son époux, stipule le contraire de ce que porte la loi, et cela du consentement de cet époux, ne doit-elle pas avoir, en vertu de la loi naturelle, le même pouvoir qu’a le mari en vertu de la loi du prince ? Le cas d’une reine qui, étant souveraine de son chef, épouse un prince au-dessous de son rang, ou, si l’on veut, un de ses sujets, suffit pour montrer que l’autorité d’une femme sur son mari, en matière même de choses qui concernent le gouvernement de la famille, n’a rien d’incompatible avec la nature de la société conjugale.

En effet, on a vu chez les nations les plus civilisées des mariages qui soumettent le mari à l’empire de la femme ; on a vu une princesse, héritière d’un royaume, conserver elle seule, en se mariant, la puissance souveraine dans l’État. Personne n’ignore les conventions de mariage qui se firent entre Philippe II et Marie, reine d’Angleterre ; celles de Marie, reine d’Écosse, et celles de Ferdinand et d’Isabelle, pour gouverner en commun le royaume de Castille. [...]

L’exemple de l’Angleterre et de la Moscovie fait bien voir que les femmes peuvent réussir également, et dans le gouvernement modéré, et dans le gouvernement despotique ; et s’il n’est pas contre la raison et contre la nature qu’elles régissent un empire, il semble qu’il n’est pas plus contradictoire qu’elles soient maîtresses dans une famille.

Lorsque le mariage des Lacédémoniens était prêt à se consommer, la femme prenait l’habit d’un homme ; et c’était là le symbole du pouvoir égal qu’elle allait partager avec son mari. On sait à ce sujet ce que dit Gorgone, femme de Léonidas, roi de Sparte, à une femme étrangère qui était fort surprise de cette égalité : « Ignorez-vous, répondit la reine, que nous mettons des hommes au monde ? » Autrefois même en Égypte, les contrats de mariage entre particuliers, aussi bien que ceux du roi et de la reine, donnaient à la femme l’autorité sur le mari. [...]

Rien n’empêche, au moins (car il ne s’agit pas ici de se prévaloir d’exemples uniques et qui prouvent trop) ; rien n’empêche, dis-je, que l’autorité d’une femme dans le mariage ne puisse avoir lieu en vertu des conventions entre des personnes d’une condition égale, à moins que le législateur ne défende toute exception à la loi, malgré le libre consentement des parties.

Le mariage est de sa nature un contrat ; et par conséquent, dans tout ce qui n’est point défendu par la loi naturelle, les engagements contractés entre le mari et la femme en déterminent les droits réciproques.

Enfin, pourquoi l’ancienne maxime provisio hominis tollit provisionem legis ne pourrait-elle pas être reçue dans cette occasion, ainsi qu’on l’autorise dans les douaires, dans le partage des biens, et en plusieurs autres choses, où la loi ne règne que quand les parties n’ont pas cru devoir stipuler différemment de ce que la loi prescrit ?

Louis de Jaucourt, « Femme (droit naturel) », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. 6, Paris : Briasson, David, Le Breton, Durand, 1751-1765, p. 471-472.
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