Découvrir, comprendre, créer, partager

Extrait

La tradition lettrée dans la calligraphie

Jean-François Billeter, L’art chinois de l’écriture, essai sur la calligraphie

Même si le taoïsme religieux a fécondé la calligraphie à un certain moment de son histoire et si le taoïsme philosophique a imprégné la sensibilité de certains calligraphes, l’art de l’écriture est principalement lié, dans son ensemble, à la tradition lettrée confusianiste.
Tandis que le taoïsme vénère le signe, le confusianisme vénère les textes. Les signes sont, dans le taoïsme, les manifestations des forces impersonnelles et intemporelles du dao tandis que les textes du confucianisme sont des documents historiques témoignant des débuts d’une tradition morale et politique. Aux yeux des confusianistes, cette tradition renferme les principes de la plus haute forme de civilisation possible. À l’époque impériale, la permanence de l’ordre fondé sur cette tradition et l’extension de cet ordre dans l’espace leur apportent la preuve tangible de cette excellence. Ni la continuité de la civilisation chinoise dans le temps ni sa continuité dans l’espace n’étaient en effet concevables sans l’extraordinaire instrument d’unification que fut l’écriture.
Les confusianistes sont d’accord avec les taoïstes pour voir dans les signes des figures dérivées de la réalité même des choses, mais s’en distinguent par l’accent qu’ils mettent sur le rôle de l’homme dans cette dérivation. Les trigrammes, les hexagrammes, les caractères d’écriture sont pour eux l’œuvre d’anciens sages qui surent percevoir la réalité des choses et l’exprimer par des formes organisées. Ils considèrent de même que les principes sur lesquels est fondée la civilisation chinoise étaient dans la nature, mais qu’il a fallu que des hommes d’une sagesse supérieure les y trouvent et les transposent sur le plan humain. Ces hommes sages sont les initiateurs de la tradition dont les confucianistes sont les dépositaires ; les livres confucianistes sont les actes de cette période fondatrice.
[…]
Le Ciel, réalité suprême, se manifeste par les configurations mouvantes des astres, des saisons, des travaux et des jours, de la vie et de la mort, de la variété des espèces. Il n’impose rien, il ne contraint pas mais inspire à chaque chose, à chaque être un comportement particulier qui, s’il est suivi, contribue à l’harmonie mouvante de l’ensemble. Les « anciens rois » de la tradition confucianiste se sont réglés sur cette action du Ciel et ont ensuite indiqué à chaque membre de la communauté humaine un comportement susceptible de contribuer à l’harmonie sociale et partant, à l’harmonie du monde. Ils se sont contentés de proposer des formes réglées de comportement, ou « rites » (li), et de donner eux-mêmes l’exemple de l’observance de ces rites. Selon le Livre des Mutations, leur action a consisté à « observer les configurations du Ciel (tianwen) pour connaître les alternances saisonnières, observer les configurations de l’activité humaine (renwen) pour en dégager un ordre civilisé ». C’est par cette action civilisatrice que s’est manifestée leur « puissance » (de) et qu’était censée de manifester après eux, celle de tout bon souverain.
On voit que wen est une notion cardinale de la pensée confucianiste ancienne : elle rend compte de l’origine de la civilisation et de son essence, qui est d’être un ordre tiré par l’homme de l’ordre des choses. Idéalement, la vie civilisée est une sorte de cérémonial élaboré à partir des comportements naturels, ou d’harmonie musicale bâtie sur les harmonies du monde. Cet ensemble d’idées explique que le mot wen en soit venu à signifier aussi bien « civilisé« (dans le sens le plus général) ou » civil (par opposition à wu, « martial », « militaire » ) que « élégant », « orné » (par opposition à zhi, « brut, « nu » ). Par une autre voie, wen en est venu à désigner non seulement l’écriture, mais le texte, la composition littéraire, les belles-lettres. Les confusianistes anciens voyaient en effet dans l’expression littéraire un autre affleurement spontané. Leur théorie de la création littéraire montre à l’évidence qu’ils n’ont pas considéré la littérature comme le domaine de la fiction, des artifices de l’imagination ou des constructions de l’intellect comme l’ont fait les théoriciens occidentaux depuis Platon et Aristote, mais comme l’émanation naturelle de la subjectivité lorsqu’elle s’émeut au contact des choses. La littérature était à leurs yeux la fine fleur d’un pouvoir d’épanouissement propre à l’homme et, plus profondément, propre à la réalité même. […]

Chapitre 8 / La conception chinoise du signe (p. 246)

Jean-François Billeter, L’art chinois de l’écriture, essai sur la calligraphie, Skira/Seuil, 2 001. Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmj4b93x685b