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Extrait

La mort de Lorenzo

Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte V, scène 7, 1834
Après avoir tué Alexandre, Lorenzo est recherché par les autorités florentines. Il se cache chez Philippe Strozzi, à qui il confie son dépit face à l’inaction des républicains.

PHILIPPE.
Vous n’êtes pas changé, Lorenzo.

LORENZO.
Non, en vérité ; je porte les mêmes habits, je marche toujours sur mes jambes, et je bâille avec ma bouche ; il n’y a de changé en moi qu’une misère : c’est que je suis plus creux et plus vide qu’une statue de fer-blanc.

PHILIPPE.
Partons ensemble ; redevenez un homme. Vous avez beaucoup fait, mais vous êtes jeune.

LORENZO.
Je suis plus vieux que le bisaiëul de Saturne ; je vous en prie, venez faire un tour de promenade.

PHILIPPE.
Votre esprit se torture dans l’inaction ; c’est là votre malheur. Vous avez des travers, mon ami.

LORENZO.
J’en conviens ; que les républicains n’aient rien fait à Florence, c’est là un grand travers de ma part. Qu’une centaine de jeunes étudians, braves et déterminés, se soient fait massacrer en vain ; que Côme, un planteur de choux, ait été élu à l’unanimité ; oh ! je l’avoue, je l’avoue, ce sont là des travers impardonnables, et qui me font le plus grand tort.

PHILIPPE.
Ne raisonnons point sur un événement qui n’est pas achevé. L’important est de sortir d’Italie ; vous n’avez point encore fini sur la terre.

LORENZO.
J’étais une machine à meurtre, mais à un meurtre seulement.

PHILIPPE.
N’avez-vous pas été heureux autrement que par ce meurtre ? Quand vous ne devriez faire désormais qu’un honnête homme, qu’un artiste, pourquoi voudriez-vous mourir  ?

LORENZO.
Je ne puis que vous répéter mes propres paroles : Philippe, j’ai été honnête. Peut-être le redeviendrais-je sans l’ennui qui me prend. J’aime encore le vin et les femmes  ; c’est assez, il est vrai, pour faire de moi un débauché, mais ce n’est pas assez pour me donner envie de l’être. Sortons, je vous en prie.

PHILIPPE.
Tu te feras tuer dans toutes ces promenades.

LORENZO.
Cela m’amuse de les voir. La récompense est si grosse qu’elle les rend presque courageux. Hier, un grand gaillard à jambes nues ma suivi un gros quart d’heure au bord de l’eau, sans pouvoir se déterminer à m’assommer. Le pauvre homme portait une espèce de couteau long comme une broche ; il le regardait d’un air si penaud qu’il me faisait pitié ; c’était peut-être un père de famille qui mourait de faim.

PHILIPPE.
Ô Lorenzo ! Lorenzo ! ton cœur est très malade. C’était sans doute un honnête homme ; pourquoi attribuer à la lâcheté du peuple le respect pour les malheureux ?

LORENZO.
Attribuez cela à ce que vous voudrez. Je vais faire un tour au Rialto.

Il sort.

PHILIPPE, seul.
Il faut que je le fasse suivre par quelqu’un de mes gens. Holà ! Jean ! Pippo ! holà !
Entre un domestique.
Prenez une épée, vous, et un autre de vos camarades, et tenez-vous à une distance convenable du seigneur Lorenzo, de manière à pouvoir le secourir si on l’attaque.

JEAN.
Oui, monseigneur.

Entre Pippo.

PIPPO.
Monseigneur, Lorenzo est mort. Un homme était caché derrière la porte, qui l’a frappé par derrière comme il sortait.

PHILIPPE.
Courons vite ; il n’est peut-être que blessé.

PIPPO.
Ne voyez-vous pas tout ce monde ? Le peuple s’est jeté sur lui. Dieu de miséricorde ! on le pousse dans la lagune.

PHILIPPE.
Quelle horreur ! quelle horreur ! Eh ! quoi ! pas même un tombeau ?
 

Alfred de Musset, Un spectacle dans un fauteuil, Paris, Revue des deux mondes, 1834, pp. 271-275.
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