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Extrait

Comment on a fait la Terre

Conte du Grand Nord

Tout d'abord, il faut parler de l'eau.
Au commencement des choses, l'eau montait jusqu'au ciel. Sur l'eau, l'oiseau grèbe nageait. Il y avait d'autres oiseaux : le canard milouin, l'eider, la sarcelle, le vanneau. Mais le grèbe était le plus puissant de tous.
Quand vint le temps de pondre les œufs, les oiseaux sont allés trouver le grèbe :
 Il faut que tu nous aides. Il y a de l'eau partout. Comment faire nos nids dans l'eau ? Comment pondre les œufs dans l'eau ? Comment les couver ?… Sous l'eau, tout au fond, il y a de la terre. Va la chercher, toi qui plonges si bien. Nous aurons où faire nos nids, où élever nos petits. Comme ça, il y aura beaucoup d'oiseaux sur la terre, des quantités !…

À ça, le grèbe a répondu :
 Je n'ai pas envie de plonger profond. Je n'ai pas envie d'aller chercher la terre, de faire la terre. Je n'ai pas envie qu'il y ait beaucoup d'oiseaux. Plus on est nombreux et moins chacun a à manger. On est très bien comme on est.
 Mais nous ne sommes pas bien comme ça ! ont dit les oiseaux. C'est sur la terre que nous serons bien. Aide-nous !
Le grèbe a dit : « Laissez-moi tranquille ! » et il est parti.

Maintenant, il faut parler du vanneau.
Le grèbe partit, les oiseaux ont discuté :
 Qui de nous, les nageants-plongeants, va chercher la terre au fond de l'eau ?
Mais tous avaient peur de l'eau profonde, aucun n'osait s'y risquer. À la fin, le vanneau a dit :
 Je veux bien essayer.

Et il a plongé. On ne l'a pas revu de trois jours. Les oiseaux disaient : « Le vanneau a péri noyé ». C'est au soir du quatrième jour que l'on a vu la tête du vanneau sortir de l'eau. Dans son bec, il tenait un peu de terre, un brin d'herbe, une touffe de lichen à rennes, une baie de ronce arctique, tout ce qui pousse dans la presqu'île de Taïmyr où ces choses sont arrivées.

Parce que c'est avec tout ce que le vanneau a rapporté du fond de l'eau que la terre a été faite. Bien faite, bien arrangée pour qu'elle soit bonne à vivre. Les oiseaux ont commencé par nicher. Puis des bêtes sont arrivées. Puis des hommes.

Et c'est des hommes qu'il faut parler.
En arrivant, les hommes ont dit :
 Cette terre venue du fond de l'eau est trop froide. Il faut la réchauffer, il faut faire le soleil.
Mais ils ne savaient pas comment s'y prendre. Alors ils ont appelé Ngouo qui habite au-dessus du ciel. Ngouo a dit :
 C'est bon, je vais vous faire un soleil.
Et il l'a fait d'une branche d'arbre de feu qui pousse au-dessus du ciel. Pendant qu'il travaillait, Ngouo a cassé un petit rameau de l'arbre de feu. Le rameau est tombé sur la terre et c'est devenu la foudre. Le soleil et la foudre sont nés ensemble d'une même racine.

Les hommes ont dit :
 Le soleil et la foudre, c'est trop. Nous avons demandé le soleil qui nous réchauffe, nous n'avons pas demandé la foudre qui brûle.
 Ce qui est fait est fait, a dit Ngouo. Ce qui a été fait, je ne peux pas le défaire. Le soleil restera, la foudre restera.
Les hommes ont dit :
– Mais, tu peux faire quelque chose qui empêche la foudre de nous brûler ? Comme ça, ça ira.
Ngouo a fait la pluie avec les nuages qui sont au ciel. Il a dit à la pluie d'accompagner la foudre, d'empêcher la foudre de brûler la terre. Et les hommes ont dit que c'était bien comme ça, ils ont été satisfaits.

Mais les oiseaux n'étaient pas satisfaits. Pas à cause du soleil, pas à cause de la pluie. À cause d'autre chose.
Et c'est de cela qu'il faut parler maintenant.
Les oiseaux ont dit à Ngouo :
 Il y a le grèbe qui a refusé de nous aider à faire la terre. Et il y a le vanneau qui est allé chercher la terre au fond de l'eau, au péril de sa vie. Vont-ils vivre tous deux heureux et à l'aise sur cette terre que l'un a faite, que l'autre n'a pas voulu faire ?
Ngouo a dit :
 Vous avez raison, ce ne serait pas juste.

Ngouo a pris le grèbe, il a arraché les pattes du ventre de l'oiseau et les a replantées tout à fait en arrière, sous la queue. Avec des pattes retournées comme ça, le grèbe ne peut plus marcher, il ne peut même pas s'envoler de la terre.
Ngouo a dit :
 Toi qui ne voulais pas faire la terre, tu ne l'auras pas. Tu vivras sur l'eau, tu vivras de l'eau, tu feras ton nid sur l'eau. Et s'il t'arrive d'échouer sur la terre ferme, tu ne pourras pas bouger et tu mourras misérablement.

Le grèbe est parti en nageant, en pleurant. Il a tant pleuré que le bord de ses yeux en est devenu tout rouge. Mais tant pis pour lui. Et ce qui est fait est fait.
Après ça, Ngouo a pris le vanneau. Il lui a mis sur la tête un panache de plumes noires. Pour l'honorer, pour le distinguer des autres nageants-plongeants. Pour le remercier d'avoir été chercher la terre tout au fond de l'eau…

Et maintenant tout a été raconté. Maintenant vous savez comment ces choses sont arrivées.

Luda, Cet endroit-là dans la taïga, contes du Grand Nord, Paris : Hatier, 1986
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