Découvrir, comprendre, créer, partager

Extrait

Une lecture chez Mademoiselle de Lespinasse

Julie de Lespinasse, Lettre LX,  14 octobre 1774.
Julie de Lespinasse tient salon à partir de 1764 à Paris, et regroupe les plus beaux esprits de son temps. Dans cette lettre, elle relate un moment incontournable de la vie d'un salon : la lecture d'une nouvelle œuvre à la compagnie.

M. Marmontel me proposa mercredi de me lire un nouvel opéra-comique ; il vint, il y avait douze personnes. Les voilà en cercle, et moi dans le dessein d'écouter Le Vieux Garçon ; c'est le titre de l'ouvrage. Le commencement de la première scène me parut embrouillé, embarrassé. Savez-vous ce que je fis, sans que ma volonté y eût la moindre part ? C’est que je n’en entendis pas un mot : mais cela est si exact, que j’aurais été pendue plutôt que de dire le nom d’un personnage, ni le sujet de la pièce, et je m’en tirai en disant la vérité : c’est que le temps m’avait paru bien court. Et en effet, je fus réellement étonnée quand j’entendis parler tout le monde. Eh bien ! depuis qu’il m’est impossible d’accorder de l’attention à rien, j’aime les lectures à la folie, cela me laisse libre ; au lieu que dans la conversation, malgré qu’on en ait, on est trop souvent rappelé par les autres. Ah ! ce sont surtout les gens qui donnent des préférences qui sont assommants. Il y a deux hommes qui ont la bonté de faire assez de cas de moi pour me dire à l’oreille ce qui serait indifférent tout haut : il me faut vraiment de la vertu pour écouter et répondre. Mon ami, vous avez beau dire, je n’aime la conversation que lorsque c’est vous ou le chevalier de Chatelux qui la faites.

À propos, il est bien content de moi : j’ai échauffé ses amis, et les choses sont si bien arrangées qu’il ne nous faut que la mort d’un des quarante pour qu’il soit reçu à l’Académie. Cela est juste sans doute, mais cela n’était pas sans difficulté : l’intérêt, le plaisir, le désir qu’il mettait à ce triomphe m’ont animée. Mon Dieu ! Fontenelle a raison : il y a des hochets pour tout âge ; il n’y a que le malheur qui soit vieux, et il n’y a que la passion qui soit raisonnable. Mon ami, ce ne sont point là des paradoxes ; pensez-y bien, et vous verrez que cela peut se soutenir.

Bonsoir, il est temps de vous laisser respirer : je vous ai écrit sans m’arrêter. Les jours d’Opéra sont mes jours de retraite : j’y suis seule, je rentre chez moi, et ma porte est fermée.

M. d’Alembert a été voir Arlequin ; il aime mieux cela qu’Orphée. Tout le monde a raison, et je suis loin de critiquer les divers goûts : tout est bon.

Mais, adieu donc ; à demain.

Julie de Lespinasse, Lettres, Paris : Bibliothèque-Charpentier, 1903, p. 128-129.
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm5qtm2nr4929