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Extrait

Comment un moine de Seuillé sauva le clos de l'abbaye du sac des ennemis

Rabelais, Gargantua, chapitre 27, 1534
Aide-toi et le ciel t'aidera : tel est le principe que met en pratique le moine Jehan lorsque les vignes de son monastère sont envahies, menaçant la production de vin de l'année. Avec gouaille et ironie, Rabelais fait de cette escarmouche des guerres pichrocolines un combat épique, témoignant au passage des pratiques de pillage et de maraude communes aux armées de la Renaissance.

Le bourg ainsi pillé, ils se rendirent en l'abbaye dans un horrible tumulte : mais ils la trouvèrent bien resserrée et fermée : pour cette cause, l'armée principale marcha outre vers le gué de Vède, excepté de sept enseignes de gens de pied et deux cents lances qui là restèrent et rompirent les murailles du clos pour gâter toute la vendange.

Les pauvres diables de moines ne savaient auquel de leur saints se vouer. À toutes aventures, ils firent sonner ad capitulum capitulantes1 ; et il fut décrété qu'ils feraient une belle procession, renforcé de beaux prêches et litanies contra hostium insidias2 et de beaux répons pro pace3

En l'abbaye était pour lors un moine claustrier, nommé frère Jean des Entommeures, jeune, galant, frisque, de hait, bien adroit, hardi, aventureux, délibéré, haut, maigre, bien fendu de gueule, bien avantagé en nez, beau dépêcheur d'heures, beau débrideur de messes, beau décrotteur de vigiles ; pour tout dire, un vrai moine si jamais il en fut, depuis que le monde moinant moina de moinerie ; au reste clerc jusqu'aux dents en matière de bréviaire.

Celui-ci, entendant le bruit que faisaient les ennemis par le clos de leur vigne, sortit hors pour voir ce qu'ils faisaient. Et, avisant qu'ils vendangeaient leur clos, qui était leur seule ressource pour le boire de toute l'année, il retourna au chœur de l'église où étaient les autres moines, tous étonnés comme fondeurs de cloches, et les oyant chanter im, im, pe, e, e, e, e, e, tum, um, in, imi, co, o, o, o, o, o, rum, um. « C'est, dit-il, bien chié chanté. Vertu-Dieu, que ne chantez-vous : Adieux paniers, vendanges sont faites ? Je me donne au diable s'ils ne sont en notre clos, et tant bien coupant et ceps et raisins, qu'il n'y aura, par le corps-Dieu, de quatre années qu'à grappiller dedans. Ventre-saint-Jacques, que boirons-nous cependant, nous autres pauvres diables ? Seigneur Dieu, da mihi potum4. »

Lors dit le prieur claustral : « Que vient faire cet ivrogne ici ? Qu'on me le mène en prison : troubler ainsi le service divin !
 Mais, dit le moine, le service du vin ? faisons en sorte qu'il ne soit pas troublé ; car vous-même, monsieur le Prieur, aimez à boire du meilleur, et ainsi fait tout homme de bien. Jamais un homme noble ne haït le bon vin : c'est un apophtegme monacal. Mais les répons que vous chantez ici ne sont, par Dieu, point de saison. [...] »

Ce disant, il mit bas son grand habit et se saisit du bâton de la croix qui était en cœur de cormier, long comme une lance, rond à plein poing et quelque peu semé de fleurs de lys, toutes presque effacées. Ainsi sortit en beau sayon, mit son froc en écharpe et de son bâton de la croix donna très brusquement sur les ennemis qui, sans ordre ni enseigne, trompette ni tambourin, dans le clos vendangeaient. Car les porteguidons et portenseignes avaient mis leurs guidons et enseignes hors des murs, les tambourineurs avaient défoncé leurs tambourins d'un côté pour les emplir de raisins ; les trompettes étaient chargées de moussines5, chacun était dérayé6

Il choqua donc si raidement sur eux, sans dire gare, qu'il les renversait comme porcs, frappant à tort et à travers, à la vieille escrime. Aux uns il écrabouillait la cervelle, aux autres rompait bras et jambes, aux autres démettait les spondiles du cou, aux autres démollissait les reins, faisait rentrer le nez, pochait les yeux, fendait les mandibules, enfonçait les dents en la gueulle, désarticulait les omoplates, meurtrissait le devant des jambes, déboitait les hanches, débezillait les faucilles. Si quelqu'un se voulait cacher entre les ceps plus épais, il lui froissait toute l'arête du dos et l'éreintait comme un chien.

Aux uns il écrabouillait la cervelle, aux autres il cassait bras et jambes, à d'autres il démettait les vertèbres du cou, à d'autres il disloquait les reins, faisait tomber le nez, pochait les yeux, fendait les mandibules, enfonçait les dents dans la gueule, défonçait les omoplates, meurtrissait les jambes, déboîtait les hanches, mettait les os des bras en pièces.

Si aucun se voulait sauver en fuyant, il lui faisait voler la tête en pièces par la commissure lambdoïde.

Si aucun grimpait à un arbre, pensant y être en sûreté, de son bâton il l'empalait par le fondement.

Si quelqu'un de sa vieille connaissance lui criait : « Ha, frère Jehan, je me rends !
 Tu y es, disait-il, bien forcé ; mais en même temps tu rendras ton âme à tous les diables. »
Et soudain, il lui donnait dessus. [...]

Les uns criaient : « sainte Barbe ! » Les autres : « saint Georges ! » Les autres : « sainte Nitouche ! » Les autres : « Notre-Dame de Cunault, de Laurette, de Bonnes-Nouvelles, de la Lenou, de la Rivière. » Les uns se vouaient à saint Jacques ; les autres au saint suaire de Chambéry ; mais il brûla trois mois après, si bien qu'on n'en put sauver un seul brin ; les autres se vouaient à Cadouin, les autres à saint Jean d'Angély, les autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Mesme de Chinon, à saint Martin de Vandes, à saint Clouaud de Sinays, aux reliques de Javrezay et mille autres bons petits saints.

Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir, les uns se mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant. Les autres criaient à haute voix : « Confession, confession, Confiteor, Miserere, In manus ! »

Si grand fut le cri des navrés que le prieur de l'abbaye et tous ses moines sortirent. Lesquels, quand ils aperçurent ces pauvres gens ainsi jetés parmi la vigne et blessés à mort, en confessèrent quelques-uns.

Mais pendant que les prêtres s'amusaient à confesser, les petits moinetons coururent au lieu où était frère Jean et lui demandèrent en quoi il voulait qu'ils lui aidassent. À quoi il répondit qu'ils égorgetassent ceux qui étaient portés par terre. Laissant donc leurs grandes capes sur une treille voisine, ils commencèrent à égorgeter et achever ceux qu'il avait déjà meurtris. Savez-vous avec quels instruments ? avec de beaux gouets, qui sont de petits demi-couteaux, avec lesquels les petits enfants de notre pays cernent les noix.

Puis, avec son bâton de la croix, il gagna la brèche qu'avaient faite les ennemis. Quelques-uns des moinetons emportèrent les enseignes et guidons dans leurs chambres pour s'en faire de belles jarretières. Mais quand ceux qui s'étaient confessés voulurent sortir par cette brèche, le moine les assommait de coups, disant : « Ceux-ci sont confessés et repentants, et ont gagné les pardons, ils s'en vont en paradis aussi droit qu'une faucille ou que le chemin de Faye. » Ainsi, par sa prouesse, furent déconfits tous ceux de l'armée ennemie qui étaient entrés dans le clos, jusqu'au nombre de treize mille six cent vingt et deux, sans les femmes et petits enfants, cela s'entend toujours. Jamais l'ermite Maugis ne se comporta si vaillamment avec son bourdon contre les Sarrazins, dont il est écrit aux gestes des quatre fils Aymnon, que le moine à l'encontre des ennemis avec le bâton de la croix.

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1. Ils firent appeler les chanoines au chapitre.
2. Contre les embûches de l'ennemi.
3. Pour la paix.
4. Donne-moi le boire.
5. Sarments couverts de leurs feuilles et de leurs raisins.
6. Déraillé. Hors de sa voie, en désordre.

Texte de l'extrait : Alfred Talandier, Le Rabelais populaire, Paris : Librairie populaire, 1883, p. 88-93.
Texte en moyen français : François Rabelais, La vie très horrificque du grand Gargantua, père de Pantagruel, jadis composée par M. Alcofribas, abstracteur de quinte essence. Livre plein de pantagruélisme, Paris : Léon Pichon, 1921, p. 89-90.