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Extrait

Dénonciation des « Lois scélérates »

Francis de Pressensé, Les Lois scélérates de 1893-1895, 1899, p. 1-5

La France a connu à plusieurs reprises, au cours de ce siècle, ces paniques, provoquées par certains attentats, savamment exploitées par la réaction et qui ont toujours fait payer à la liberté les frais d'une sécurité menteuse. [...]

Eh bien ! cette république qui a trompé tant d'espérances, elle a, en un jour de panique, adopté, elle aussi, ses lois de septembre, sa loi de sûreté générale, sa loi des suspects. Sous l'impression terrifiante d'attentats pour lesquels ceux qui me connaissent ne s'attendront sûrement pas à ce que je m'abaisse à me défendre d'aucune indulgence, les Chambres ont voté en 1893 et en 1894, d'urgence, au pied levé, dans des conditions inouïes de précipitation et de légèreté, des mesures qui ne sont rien de moins que la violation de tous les principes de notre droit. [...]

Je n'insisterai pas sur une démonstration qui est faite plus loin, et bien faite. Qu'il me suffise de dire que ces lois frappent, de propos délibéré, des délits ou des crimes d'opinion ; qu'elles sont faites contre une catégorie, non pas de délits ni de crimes, mais de personnes ; qu'elles modifient la juridiction de droit commun en matière de presse, laquelle est le jury ; qu'elles établissent un huis-clos monstrueux en supprimant la reproduction des débats ; qu'elles permettent l'imposition hypocrite d'une peine accessoire, la relégation, qui n'est autre que le bagne et qui peut être le corollaire d'une condamnation à quelques mois d'emprisonnement ; qu'elles donnent une
prime à la provocation et à la délation ; qu'elles prétendent atteindre, sous le nom d'entente et de participation à l'entente, des faits aussi peu susceptibles de répression que des entretiens privés, des lettres missives, voir la présence à une conversation, l'audition de certains propos ; qu'elles ont créé un nouveau délit, non seulement de provocation au crime, mais d'apologie du crime, lequel peut résulter de la simple énumération objective des circonstances dans lesquelles tel ou tel attentat se sera produit. J'en passe.

Ajoutez à cela que l'application de ces lois plus que draconniennes a été faite dans un esprit de férocité ; que c'est une sorte de guerre au couteau entre les soi-disant sauveurs et les prétendus ennemis de la société ; que l'on a vu les tribunaux frapper impitoyablement de la prison et de la relégalion, c'est-à-dire du bagne à perpétuité, la participation à des soirées familiales (Angers), l'audition des paroles délibérément scélérates d'un agent provocateur (Dijon), le chant d'une chanson révolutionnaire (Milhau) ; que l'on n'a pas respecté le principe essentiel de la non rétroactivité des lois que cette terrible machine d'injustice fonctionne au milieu de nous et que onze malheureux ont déjà été, en vertu de cette véritable mise hors la loi, condamnés à cette peine atroce de la relégation.

De telles constatations suffisent. Elles devraient du moins suffire pour des esprits un tant soit peu libéraux, j'entends qui soient restés, si peu que ce soit, fidèles aux doctrines des La Fayette, des Barnaye, des Benjamin Constant, des Barrot et des Laboulaye. Un tel monument d'injustice ne peut subsister dans la législation d'un peuple qui se dit et se croit et veut être libre.