Découvrir, comprendre, créer, partager

Extrait

« Le petit chat est mort »

Molière, L’École des femmes, acte II, scène 6 : Le petit chat est mort

ARNOLPHE
La promenade est belle.

AGNÈS
Fort belle.

ARNOLPHE
Le beau jour !

AGNÈS
Fort beau !

ARNOLPHE
Quelle nouvelle ?

AGNÈS
Le petit chat est mort.

ARNOLPHE
C’est dommage : mais quoi
Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi.
Lorsque j’étais aux champs n’a-t-il point fait de pluie ?

AGNÈS
Non.

ARNOLPHE
Vous ennuyait-il ?

AGNÈS
Jamais je ne m’ennuie.

ARNOLPHE
Qu’avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci ?

AGNÈS
Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.

ARNOLPHE, ayant un peu rêvé.
Le monde, chère Agnès, est une étrange chose.
Voyez la médisance, et comme chacun cause.
Quelques voisins m’ont dit : qu’un jeune homme inconnu,
Était en mon absence à la maison venu ;
Que vous aviez souffert sa vue et ses harangues.
Mais je n’ai point pris foi sur ces méchantes langues ;
Et j’ai voulu gager que c’était faussement...

AGNÈS
Mon Dieu, ne gagez pas, vous perdriez vraiment.

ARNOLPHE
Quoi ! c’est la vérité qu’un homme...

AGNÈS
Chose sûre.
Il n’a presque bougé de chez nous, je vous jure.

ARNOLPHE, à part
Cet aveu qu’elle fait avec sincérité,
Me marque pour le moins son ingénuité.
Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne,
Que j’avais défendu que vous vissiez personne.

AGNÈS
Oui : mais quand je l’ai vu, vous ignorez pourquoi,
Et vous en auriez fait, sans doute, autant que moi.

ARNOLPHE
Peut-être : mais enfin, contez-moi cette Histoire.

AGNÈS
Elle est fort étonnante et difficile à croire.
J’étais sur le balcon à travailler au frais :
Lorsque je vis passer sous les arbres d’auprès
Un jeune homme bien fait, qui rencontrant ma vue,
D’une humble révérence aussitôt me salue :
Moi, pour ne point manquer à la civilité,
Je fis la révérence aussi de mon côté.
Soudain, il me refait une autre révérence.
Moi, j’en refais de même une autre en diligence ;
Et lui d’une troisième aussitôt repartant,
D’une troisième aussi j’y repars à l’instant.
Il passe, vient, repasse, et toujours de plus belle
Me fait à chaque fois révérence nouvelle.
Et moi, qui tous ces tours fixement regardais,
Nouvelle révérence aussi je lui rendais.
Tant, que si sur ce point la nuit ne fût venue,
Toujours comme cela je me serais tenue.
Ne voulant point céder et recevoir l’ennui,
Qu’il me pût estimer moins civile que lui.

ARNOLPHE
Fort bien.

AGNÈS
Le lendemain étant sur notre porte,
Une vieille m’aborde en parlant de la sorte.
Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir,
Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir.
Il ne vous a pas faite une belle personne,
Afin de mal user des choses qu’il vous donne.
Et vous devez savoir que vous avez blessé
Un cœur, qui de s’en plaindre est aujourd’hui forcé.

ARNOLPHE, à part.
Ah suppôt de Satan, exécrable damnée.

AGNÈS
Moi, j’ai blessé quelqu’un ? fis-je toute étonnée.
Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon ;
Et c’est l’homme qu’hier vous vîtes du Balcon.
Hélas ! qui pourrait,
dis-je, en avoir été cause ?
Sur lui sans y penser, fis-je choir quelque chose ?
Non,
dit-elle, vos yeux ont fait ce coup fatal,
Et c’est de leurs regards qu’est venu tout son mal.
Hé, mon Dieu ! ma surprise est,
fis-je, sans seconde.
Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde ?
Oui,
fit-elle, vos yeux, pour causer le trépas
Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas.
En un mot, il languit le pauvre misérable ;
Et s’il faut
, poursuivit la vieille charitable,
Que votre cruauté lui refuse un secours,
C’est un homme à porter en terre dans deux jours.
Mon Dieu ! j’en aurais,
dis-je, une douleur bien grande,
Mais pour le secourir, qu’est-ce qu’il me demande ?
Mon enfant
, me dit-elle, il ne veut obtenir,
Que le bien de vous voir et vous entretenir.
Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine,
Et du mal qu’ils ont fait être la médecine.
Hélas ! volontiers,
dis-je, et puisqu’il est ainsi,
Il peut tant qu’il voudra me venir voir ici.

ARNOLPHE, à part.
Ah sorcière maudite, empoisonneuse d’âmes,
Puisse l’enfer payer tes charitables trames.

AGNÈS
Voilà comme il me vit et reçut guérison.
Vous-même, à votre avis, n’ai-je pas eu raison ?
Et pouvais-je après tout avoir la conscience
De le laisser mourir faute d’une assistance ?
Moi qui compatis tant aux gens qu’on fait souffrir,
Et ne puis sans pleurer voir un poulet mourir.

ARNOLPHE, bas.
Tout cela n’est parti que d’une âme innocente :
Et j’en dois accuser mon absence imprudente,
Qui sans guide a laissé cette bonté de mœurs
Exposée aux aguets des rusés séducteurs.
Je crains que le pendard, dans ses vœux téméraires,
Un peu plus fort que jeu n’ait poussé les affaires.

AGNÈS
Qu’avez-vous ; vous grondez, ce me semble, un petit.
Est-ce que c’est mal fait ce que je vous ai dit ?

ARNOLPHE
Non. Mais de cette vue apprenez-moi les suites,
Et comme le jeune homme a passé ses visites.

AGNÈS
Hélas ! si vous saviez, comme il était ravi.
Comme il perdit son mal, sitôt que je le vis ;
Le présent qu’il m’a fait d’une belle cassette,
Et l’argent qu’en ont eu notre Alain et Georgette.
Vous l’aimeriez sans doute, et diriez comme nous...

ARNOLPHE
Oui ; mais que faisait-il étant seul avec vous ?

AGNÈS
Il jurait qu’il m’aimait d’une amour sans seconde :
Et me disait des mots les plus gentils du monde :
Des choses que jamais rien ne peut égaler.
Et dont, toutes les fois que je l’entends parler,
La douceur me chatouille, et là-dedans remue
Certain je ne sais quoi, dont je suis toute émue.

ARNOLPHE, à part.
Ô fâcheux examen d’un mystère fatal,
Où l’examinateur souffre seul tout le mal !
À Agnès
Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses,
Ne vous faisait-il point aussi quelques caresses ?

AGNÈS
Oh tant ; il me prenait et les mains et les bras,
Et de me les baiser il n’était jamais las.

ARNOLPHE
Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose…
La voyant interdite.
Ouf.

AGNÈS
Hé, il m’a...

ARNOLPHE
Quoi ?

AGNÈS
Pris...

ARNOLPHE
Euh !

AGNÈS
Le...

ARNOLPHE
Plaît-il ?

AGNÈS
Je n’ose,
Et vous vous fâcherez peut-être contre moi.

ARNOLPHE
Non.

AGNÈS
Si fait.

ARNOLPHE
Mon Dieu ! non.

AGNÈS
Jurez donc votre foi.

ARNOLPHE
Ma foi, soit.

AGNÈS
Il m’a pris... vous serez en colère.

ARNOLPHE
Non.

AGNÈS
Si.

ARNOLPHE
Non, non, non, non ! Diantre ! que de mystère !
Qu’est-ce qu’il vous a pris ?

AGNÈS
Il...

ARNOLPHE, à part.
Je souffre en damné.

AGNÈS
Il m’a pris le ruban que vous m’aviez donné.
À vous dire le vrai, je n’ai pu m’en défendre.

ARNOLPHE, reprenant haleine.
Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre,
S’il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.

AGNÈS
Comment. Est-ce qu’on fait d’autres choses ?

ARNOLPHE
Non pas.
Mais pour guérir du mal qu’il dit qui le possède,
N’a-t-il point exigé de vous d’autre remède ?

AGNÈS
Non. Vous pouvez juger s’il en eût demandé,
Que pour le secourir j’aurais tout accordé.

ARNOLPHE
Grâce aux bontés du Ciel, j’en suis quitte à bon compte.
Si j’y retombe plus je veux bien qu’on m’affronte.
Chut. De votre innocence, Agnès, c’est un effet,
Je ne vous en dis mot, ce qui s’est fait est fait.
Je sais qu’en vous flattant le Galant ne désire
Que de vous abuser, et puis après s’en rire.

AGNÈS
Oh ! point. Il me l’a dit plus de vingt fois à moi.

ARNOLPHE
Ah ! vous ne savez pas ce que c’est que sa foi.
Mais enfin : apprenez qu’accepter des cassettes,
Et de ces beaux blondins écouter les sornettes ;
Que se laisser par eux à force de langueur
Baiser ainsi les mains, et chatouiller le cœur ;
Est un péché mortel des plus gros qu’il se fasse.

AGNÈS
Un péché, dites-vous, et la raison de grâce ?

ARNOLPHE
La raison ? La raison, est l’arrêt prononcé,
Que par ces actions le Ciel est courroucé.

AGNÈS
Courroucé. Mais pourquoi faut-il qu’il s’en courrouce ?
C’est une chose, hélas ! si plaisante et si douce.
J’admire quelle joie on goûte à tout cela.
Et je ne savais point encor ces choses-là.

ARNOLPHE
Oui. C’est un grand plaisir que toutes ces tendresses,
Ces propos si gentils, et ces douces caresses :
Mais il faut le goûter en toute honnêteté,
Et qu’en se mariant le crime en soit ôté.

AGNÈS
N’est-ce plus un péché lorsque l’on se marie ?

ARNOLPHE
Non.

AGNÈS
Mariez-moi donc promptement, je vous prie.

ARNOLPHE
Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi,
Et pour vous marier on me revoit ici.

AGNÈS
Est-il possible ?

ARNOLPHE
Oui.

AGNÈS
Que vous me ferez aise !

ARNOLPHE
Oui ; je ne doute point que l’hymen ne vous plaise.

AGNÈS
Vous nous voulez nous deux...

ARNOLPHE
Rien de plus assuré.

AGNÈS
Que si cela se fait, je vous caresserai !

ARNOLPHE
Hé, la chose sera de ma part réciproque.

AGNÈS
Je ne reconnais point, pour moi, quand on se moque.
Parlez-vous tout de bon ?

ARNOLPHE
Oui, vous le pourrez voir.

AGNÈS
Nous serons mariés ?

ARNOLPHE
Oui.

AGNÈS
Mais quand ?

ARNOLPHE
Dès ce soir ?

AGNÈS, riant.
Dès ce soir.

ARNOLPHE
Dès ce soir. Cela vous fait donc rire ?

AGNÈS
Oui.

ARNOLPHE
Vous voir bien contente, est ce que je désire.

AGNÈS
Hélas ! que je vous ai grande obligation !
Et qu’avec lui j’aurai de satisfaction !

ARNOLPHE
Avec qui ?

AGNÈS
Avec... là.

ARNOLPHE
Là... là n’est pas mon compte.
À choisir un mari, vous êtes un peu prompte.
C’est un autre en un mot que je vous tiens tout prêt,
Et quant au Monsieur, là… Je prétends, s’il vous plaît,
Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous berce,
Qu’avec lui désormais vous rompiez tout commerce ;
Que venant au logis pour votre compliment
Vous lui fermiez au nez la porte honnêtement,
Et lui jetant, s’il heurte, un grès par la fenêtre,
L’obligiez tout de bon à ne plus y paraître.
M’entendez-vous, Agnès ? Moi, caché dans un coin,
De votre procédé je serai le témoin.

AGNÈS
Las ! il est si bien fait. C’est...

ARNOLPHE
Ah que de langage !

AGNÈS
Je n’aurai pas le cœur...

ARNOLPHE
Point de bruit davantage,

Montez là-haut.

AGNÈS
Mais quoi, voulez-vous...

ARNOLPHE
C’est assez.
Je suis maître, je parle, allez, obéissez.

Molière, L’École des femmes, acte II, scène 6 : Le petit chat est mort
Œuvres de Molière, tome II, Michel Lambert (Paris), 1773
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmfggfmzm13fr