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Questions de perspective

Traité des pratiques géométrales et perspectives
Traité des pratiques géométrales et perspectives

Bibliothèque nationale de France

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Désireux de démontrer l’existence d’une manière « raisonnable » de peindre, Abraham Bosse est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la perspective. Sa démarche, toute cartésienne, a rencontré un écho certain dans les milieux scientifiques et artistiques à Paris, mais aussi en Hollande. Théoricien renommé, il ne fut pas totalement suivi ; il demeure toutefois l’un des premiers artistes à avoir organisé l’art du trait en une doctrine cohérente et l’idée que la peinture s’envisage en termes de connaissance devient un acquis spécifique de la théorie de l’art française.

Le traité de 1647

Intitulé Manière Universelle de Mr Desargues pour pratiquer la Perspective par petit-pied, comme le géométral. Ensemble les places et proportions des fortes et faibles touches, teintes ou couleurs, le traité de Bosse est divisé en trois parties. La première traite de « la règle de la pratique de la perspective pour le trait des figures, d’assiette, d’élévation, de profil et d’ombre ou d’ombrage ». La deuxième aborde « la règle de la pratique de la perspective pour les places et proportions des fortes et faibles touches, teintes ou couleurs ». La troisième est un petit cahier additif d’une cinquantaine de pages, sans doute très largement rédigé ou dicté par Desargues lui-même.

Maniere universelle de M. Desargues, pour pratiquer la perspective par petit-pied...
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L’objectif fondamental est que le tableau puisse se substituer aux objets observés et rende exactement l’impression du naturel. Pour atteindre cet objectif, il faut maîtriser l’art du trait, c’est l’objet de la perspective linéaire que Bosse étudie de la planche 4 à la planche 124. Il faut aussi rendre convenablement la dégradation des lumières et des couleurs selon l’éloignement ou la proximité des objets, c’est l’objet de la perspective aérienne examinée des planches 125 à 159.

La perspective linéaire

Maniere universelle de M. Desargues, pour pratiquer la perspective par petit-pied...
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Bosse, fidèle à la tradition italienne, ne sépare pas le sujet et l’observateur du sujet [planche 4, ci-contre]. Le couple (œil, sujet) est d’emblée présent dans l’analyse de la situation concrète qui constitue le sujet du tableau, avant sa traduction perspective. Pour repérer à la fois l’observateur et le sujet, dans un plan géométral, Bosse utilise un repère constitué par deux droites perpendiculaires qui portent des graduations régulières identiques. Pour souligner l’identité entre la pratique du trait géométral et celle du trait perspectif, il appelle ces deux droites « conduite de front » et « conduite fuyante » (nous dirions axes des abscisses et des ordonnées). Il justifie ce repérage en sept planches, puis montre comment les échelles régulières génèrent un quadrillage régulier du plan géométral. La pratique de la mise au carreau, si souvent utilisée par les dessinateurs, est alors couplée au repérage et le rend familier. Il ne reste plus qu’à régler le problème des élévations pour repérer les points hors du plan géométral.

Maniere universelle de M. Desargues, pour pratiquer la perspective par petit-pied...
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Bosse montre en sept planches comment utiliser des échelles de front régulières dont les pas de graduations diminuent arbitrairement. Après cette longue et minutieuse préparation, il donne enfin des constructions des échelles arguésiennes [planche 28], clés de voûte de sa pratique de la perspective, puis reprend l’analogie entre les pratiques géométrales et perspectives avec des échelles qui ne sont plus arbitraires mais construites en introduisant une notion que Desargues avait négligée dans son traité de 1636, celle d’angle de vision. Il ne lui reste plus qu’à donner des exemples tirés essentiellement de l’architecture, de la géométrie [planche 96], avec une insistance toute particulière sur les représentations perspectives des cercles pour lesquelles il donne une méthode approchée de construction des ellipses. Enfin, il étudie le dessin des ombres et ombrages. Selon son vocabulaire, l’ombre d’un corps est la partie de l’espace privée de lumière, alors que l’ombrage est l’ombre portée d’un corps sur un autre.

Maniere universelle de M. Desargues, pour pratiquer la perspective par petit-pied...
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La perspective aérienne

Après l’exposé de sa règle du trait, ou encore perspective linéale, Bosse aborde le problème de l’affaiblissement de la touche, teinte ou couleur d’un objet en fonction de son éloignement, ce qu’il appelle la règle du fort et faible. Tous les paramètres de la perspective aérienne sont analysés (la distance à l’œil, l’angle visuel, la direction du sujet par rapport à l’œil et à la lumière, l’affaiblissement du clair, de l’ombré, du blanc, du noir, du brun et de toute autre couleur, la nature de l’air d’entredeux, d’alentour et général, etc.). Il découpe l’espace en plans frontaux qu’il appelle coupes. Chaque plan frontal est muni d’une échelle des mesures, donc d’une unité de longueur, propre à ce plan, appelée pied de front. Il considère alors que les forces des touches, teintes ou couleurs, dans deux plans frontaux, sont proportionnelles aux pieds de front de ces plans [planche 127].

Maniere universelle de M. Desargues, pour pratiquer la perspective par petit-pied...
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Mais ce sujet est plus complexe et se prête beaucoup moins bien à un traitement mathématique que la perspective linéaire. De plus, et c’est un handicap pour illustrer la théorie, « la gravure d’une pointe et encore à l’eau forte, ne saurait produire s’il faut ainsi dire qu’une ébauche de ce que le pinceau peut avec des couleurs ».

Autres traités de perspective

Le traité de 1653, pour pratiquer la perspective sur les surfaces irrégulières

Bosse, qui donne des leçons aux élèves de l’Académie depuis 1648, s’adresse avec ce traité à un public plus large et même aux académistes. Il répond aux questions précises que peuvent se poser des peintres confirmés lorsqu’ils veulent tracer la perspective d’un sujet sur une voûte ou une surface irrégulière.
Bosse rappelle d’abord sa méthode pour dessiner en perspective un sujet sur un tableau vertical dont le plan d’assiette est au-dessus de la ligne d’horizon [pl. 4]. Il montre alors qu’avec un tableau modèle ainsi exécuté [pl. 6], mis au carreau puis reporté sur un treillis irrégulier tracé par exemple sur une voûte cylindrique [pl. 7], on peut donner l’illusion d’un tableau vertical. Comme pour le tracé des treillis sur les surfaces irrégulières, le procédé pratique imaginé par Bosse, une sorte de raquette treillissée, s’inscrit dans une tradition, illustrée notamment par Dürer, de dispositifs ingénieux permettant aux artistes de conduire facilement et rationnellement leur ouvrage.

Moyen universel de pratiquer la perspective sur les tableaux...
Moyen universel de pratiquer la perspective sur les tableaux... |

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Moyen universel de pratiquer la perspective sur les tableaux...
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Le traité de 1665, des pratiques géométrales et perspectives enseignées dans l’Académie royale de la peinture et sculpture

Traité des pratiques géométrales et perspectives
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Ce dernier grand traité, que Bosse aurait souhaité être le texte de référence officiel de l’Académie, est rédigé après sa démission de son poste de professeur de perspective. L’essentiel des quarante-sept pages d’introduction est consacré aux principales erreurs que les peintres peuvent commettre en ignorant les règles de la perspective. Il aborde aussi la manière de faire des bas-reliefs. Mais l’essentiel des soixante-sept planches du traité, accompagnées de leur page de commentaires, est consacré aux connaissances nécessaires pour bien pratiquer la perspective, et dans cette partie on est certainement assez proche des discours de Bosse aux élèves de l’Académie.
Il ajoute aux Éléments d’Euclide qu’il considère nécessaires des considérations géométriques très avancées, notamment sur le tracé des ellipses [pl. 13], et des observations sur diverses représentations des corps solides [pl. 29] tout à fait neuves. Bien entendu, la construction des échelles arguésiennes est clairement expliquée [pl. 53] et l’universalité de la méthode solidement défendue dans le cas pathologique, donné par un Vertueux, d’un tableau triangulaire où le point de vue est en un des sommets du triangle [pl. 66]. On y retrouve enfin diverses considérations sur l’architecture, sujet qui tient une place considérable dans l’œuvre scientifique de Bosse.

Traité des pratiques géométrales et perspectives
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Ce qui éclaire bien la démarche rationnelle de Bosse, son souci de guider l’art du dessin par une science générale touchant l’ordre et la mesure et sa remarquable faculté à imaginer des dispositifs adaptés à ces projets, se trouve dans la planche où il donne la manière de trouver l’assiette et l’élévation géométrales d’un corps humain réduit à ses essieux [pl. 63]. Il faut évidemment voir ce dispositif plus comme un jeu de l’esprit que comme une réalisation pratique.

L’essor des arts et de leur théorie « à la française »

Une théorie des arts de représentation

Quel enjeu constitue la perspective arguésienne dans la France du 17e siècle ?
La perspective arguésienne est bien plus qu’une méthode de construction de l’espace d’un tableau, et peut être une catégorie englobante des arts de représentation. C’est ainsi à une véritable théorie et pédagogie des arts « de portraiture » que Bosse se livra. L’idée, en effet, qui préside à tout l’enseignement de Bosse est celle de l’identité de la « portraiture » et de la peinture. Par l’emploi du mot de « portraiture », Bosse défend l’idée que toute représentation est comme un portrait – dans l’acception moderne du mot : elle est tenue d’être une reproduction fidèle de la nature, de faire à l’œil exactement le même effet que ferait l’objet naturel, ce dont seules les lois de la perspective linéaire et atmosphérique peuvent se porter garantes. Bosse cherchait avant tout à rendre la méthode de représentation arguésienne toujours plus universelle, à offrir aux peintres une procédure unique et rapide pour la représentation des objets les plus complexes et les plus irréguliers, en quelque situation que ce soit.
Si la fin de toute perspective est de permettre de figurer ce qui pourrait être plutôt que ce qui est, de faire du tableau, non pas une « fenêtre ouverte sur le monde » mais bien « une fenêtre par laquelle on puisse contempler l’histoire », Desargues, en rassemblant de manière inédite sous la seule méthode du devis numérique ce qui était auparavant épars, fait plus que jamais de la perspective un outil de liberté, et non de servitude. La perspective vient encadrer la force de l’imagination, pour que l’invention ait la vérité du naturel. Fort de cette richesse théorique, Bosse étendit peu à peu sa réflexion au-delà de l’enseignement de la perspective et de ses dépendances.

Sentimens sur la distinction des diverses manieres de peinture, dessein et graveure...
Sentimens sur la distinction des diverses manieres de peinture, dessein et graveure... |

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Dès 1649 en réalité, Bosse avait produit une réflexion essentielle sur les arts libéraux, avec son traité sur les Sentimens sur la distinction des diverses manières de peinture, dessein et gravure, et des originaux d’avec les copies. Ce texte, dédié aux académiciens, déposé en mai 1649 dans la bibliothèque de l’Académie, est central dans l’émergence du discours sur le tableau en France et la défense des compétences des peintres en la matière, répondant à merveille aux toutes nouvelles ambitions académiques. En outre, après avoir mis en évidence la diversité des pratiques picturales, au demeurant souvent fautives, Bosse tente de les réformer, proposant aux académiciens, en conclusion de son traité, un programme pédagogique qui cherche essentiellement à former autre chose que des copistes, en respectant la définition majeure et radicale de la peinture comme surface devant donner la même sensation que le naturel. Il prône, par exemple, contre les pratiques coloristes de l’atelier Vouet, un coloris fait de perspective aérienne, d’union des couleurs, des ombres et des reflets, proche des pratiques dites « attiques » de l’art parisien des années de la Régence.

Les malentendus avec l’Académie

Pour Bosse d’un côté, le discours sur les arts peut se diviser en deux ensembles. Le premier regroupe ce qui est fondé en raison, pour l’essentiel mais pas exclusivement sur les règles de la perspective (la pratique de la peinture par exemple, au nom de l’identité de la peinture et de la portraiture). Le second ensemble réunit, lui, ce qui relève de l’opinion, du goût, de l’arbitraire (une part des règles de l’architecture, par exemple), ensemble sur lequel Bosse ne dédaigne pas de publier, mais en faisant alors montre d’un relativisme certain. Pour les académiciens au contraire, la perspective est une partie (plus ou moins grande) de la peinture, et si ses dépendances ne sont pas négligeables, la peinture ne saurait s’y limiter, ni Bosse prétendre parler sur toute la peinture.

Exposition des ouvrages de peinture et de sculpture par Mrs de l'Académie dans la galerie du Louvre, vers 1699
Exposition des ouvrages de peinture et de sculpture par Mrs de l'Académie dans la galerie du Louvre, vers 1699 |

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Des bases raisonnables

En dépit de la rupture brutale avec l’Académie, les théories de Bosse sur la peinture ne furent pas sans fortune. Peu d’idées avancées par lui (notamment sur la pédagogie des arts…) furent écartées à la fin du siècle, même si elles furent complétées. Cela étaye d’ailleurs l’analyse selon laquelle la rupture entre Bosse et l’Académie fut avant tout de son fait à lui, et pas prioritairement affaire de contenu.

Tête d’enfant
Tête d’enfant |


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Bosse constitue un jalon incontournable de l’élaboration de la théorie de l’art française au 17e siècle. Il est un véritable précurseur, opérant dans les années 1640 et 1650 un travail de sélection, de synthèse et de hiérarchisation des idées, parmi les leçons venues d’Italie ou les savoirs d’ateliers. Il est à cet égard bien plus que le théoricien original qui devait assurer la promotion de la peinture au rang d’art libéral par l’enseignement de la perspective ; il constitue même l’ébauche d’une théorie de la peinture à la française. Par-delà la promotion de la perspective, Bosse a en effet œuvré pour que les pratiques artistiques comme les discours sur les œuvres soient fondés sur des bases raisonnables. Grâce à lui, il est entendu que le discours sur le tableau doit s’appuyer sur un vocabulaire qui mette en évidence la part raisonnable et donc transmissible de l’art, et que, pour bien parler d’un objet, il faut en avoir défini les parties. L’idée que la peinture s’envisage en termes de connaissance devient un acquis spécifique de la théorie de l’art française, à la différence de l’Italie où l’on s’accommode davantage de l’idée d’autorité.