Découvrir, comprendre, créer, partager

Focus

L’Éducation sentimentale face à la critique

Lors de sa parution en 1869, L’Éducation sentimentale est un roman peu compris de ses contemporains qui le trouvent ennuyeux et statique. Seuls quelques-uns, parmi lesquels Zola, osent le défendre. Plus tard, son style séduit pourtant les auteurs qui, tel Proust, l’érigent en modèle.

Jules Barbey d’Aurevilly

« J’ose dire, moi, qu’il n’y a pas du tout de chef-d’œuvre ici. Je dis qu’il n’y a là qu’un livre médiocre, médiocre de talent d’abord, ennuyeux d’atmosphère, fatigant de peinture pointue, grossier et monotone de procédé, ignoble souvent de détails, et dépassé dans ce genre par la conclusion. Je dis qu’il n’y a là qu’un livre matérialiste de fond, matérialiste de forme, matérialiste de sécheresse, un livre comme le matérialisme en fait et n’en peut pas faire d’autres, puisqu’il nie la moitié, au moins, de la créature humaine. Je dis qu’il n’y a ici que le Flaubert de Madame Bovary, mais ayant passé par Salambô [sic], un Flaubert marqué, entamé, vieilli, et visiblement épuisé ! Je dis que M. Gustave Flaubert n’ira pas plus loin dans la voie même de son talent, car les talents sans âme sont incapables de se renouveler. Ils ont méprisé l’Infini, et c’est le Fini qui les tue ! Je dis enfin qu’il n’y a plus à s’occuper de M. Flaubert qu’au seul cas où il changerait de système et de manière : et il n’en changera pas. Il est collé sous bande, comme au billard ! Dans sept ans, nous verrons ! Mais, en attendant, la Critique, qui, dès Salambô [sic], avait prévu l’épuisement définitif de M. Flaubert, peut écrire aujourd’hui, de ses mains tranquilles, l’épitaphe de cet homme mort : "Ci-gît qui sut faire un livre, mais qui ne sut pas en faire deux !" »

Le Constitutionnel, 29 novembre 1869 (à lire sur Gallica).

Émile Zola

« Qu’on ne s’y trompe pas, là est son talent, son génie particulier. D’autres regarderont les infiniment petits avec des loupes plus grossissantes, étudieront le réel de plus près ; d’autres auront une patience égale, une vue aussi nette, une méthode aussi puissante. Mais ce qui lui appartient, ce qui est lui, c’est cette pénétration nerveuse des moindres faits, cette notation à la fois méticuleuse et vivante de la vie. Nous ne reverrons sans doute pas un poète analyste, un lyrique qui consente à piquer dans un cadre les insectes humains. Là est le miracle. Lorsque j’entends la critique reprocher à Gustave Flaubert de ne rien apporter, de ne rien pénétrer, je suis tenté de crier à mes confrères : "Tant pis pour vous, si les sens manquent. Ce que l’auteur apporte, ce sont les profondeurs inconnues de l’être, les sourds désirs, les violences, les lâchetés, toutes les impuissances et toutes les énergies traduites par les niaiseries de la vie journalière. Et ce n’est pas un simple greffier. C’est un musicien doué dont les poèmes sont faits pour des oreilles sympathiques. Si vous n’entendez pas, c’est que le sang ou la bile vous étouffent. Soyez nerveux, vous comprendrez." Pour moi, L’Éducation sentimentale, comme Madame Bovary, est une pure symphonie. »

La Tribune, 28 novembre 1869

« Me voilà donc bien près de savoir quelle est ma tendresse pour L’Éducation sentimentale. À mon sens, tous nos livres, que nous croyons vrais, sont à côté de celui-ci des œuvres romantiques, des opéras arrangés pour le spectacle et la musique. Lui seul a le développement large de la vie, sans que jamais l’effet ne soit exagéré, en vue d’un agrandissement de l’ensemble. Certes, je ne nie pas la composition dans l’œuvre ; je suis persuadé au contraire que Flaubert a dû se donner un mal infini pour coordonner les divers éléments et arriver à un tout homogène ; mais, par un miracle d’art, cette composition disparaît, il n’y a plus de visible que le courant fatal et nécessaire des choses, c’est comme un procès-verbal écrit sous la dictée des faits. […]
On reviendra sur L’Éducation sentimentale, on en comprendra l’étonnante profondeur, dans la monotonie apparente. Je le dis encore, il n’y a pas dans notre littérature une œuvre qui ait à ce degré le son de la vérité, pas une qui offre un magasin plus vaste de documents humains. Et de là, l’intérêt constant, l’inépuisable émotion, le charme douloureux de cette lecture. Nous ne sommes peut-être encore que quelques-uns qui connaissons cette source, et c’est pourquoi je la signale à toute notre jeunesse. On aime la vérité en lisant un pareil livre, on en comprend la force, on se dit qu’elle seule existe et qu’elle seule fait le génie. »

Le Voltaire, 9 décembre 1879

Théodore de Banville

« Tout le monde lira, savourera ligne par ligne L’Éducation sentimentale, ce roman vraiment historique, dans le sens réel du mot, où le moindre tableau, achevé avec une précision homérique dans ses moindres détails, est une composition complète, harmonieuse, ayant sa vie propre, sans troubler en rien cependant la magnifique et sobre unité de l’ensemble. Le héros du livre, Frédéric Moreau, est un de ces jeunes gens comme l’époque de 1840 en a tant vus, pleins de vagues aspirations d’amour, de poésie, d’ambition, mais ne possédant pas le levier qui soulève tout cela, c’est-à-dire la volonté patiente de l’ouvrier et la force virile. Beauté, charme, richesse, rien ne lui est refusé, et pas même l’amour des femmes qu’il a désirées, car il devient en effet l’amant de toutes celles que venait caresser le souffle de ses jeunes Rêveries, et cependant quand il arrive au pâle automne de la vie, le bilan de ses aspirations et de ses espérances peut se résumer par le mot épouvantable : Rien ! »

Le National, 29 novembre 1869 (à lire sur Gallica).

Marcel Proust

« Je ne me lasserais pas de faire remarquer les mérites, aujourd’hui si contestés, de Flaubert. L’un de ceux qui me touchent le plus parce que j’y retrouve l’aboutissement de modestes recherches que j’ai faites, est qu’il sait donner avec maîtrise l’impression du Temps. À mon avis la chose la plus belle de L’Éducation sentimentale ce n’est pas une phrase, mais un blanc. Flaubert vient de décrire, de rapporter pendant de longues pages les actions les plus menues de Frédéric Moreau. Frédéric voit un agent marcher sur un insurgé qui tombe mort. "Et Frédéric, béant, reconnu Sénécal !" Ici un "blanc", un énorme "blanc" et, sans l’ombre d’une transition, soudain la mesure du temps devenant au lieu de quarts d’heures, des années, des décades. »

« À propos du style de Flaubert », Nouvelle Revue Française, janvier 1920. Repris dans Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Pléiade, pp. 586-600.