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Focus

Bel-Ami vu par la critique

Déconcertés par une histoire qui dépeint la réussite sociale d'un voyou, les avis autour de Bel-Ami sont partagés. Entre fascination et répulsion, quelques exemples de réactions face à cette œuvre qui a fait couler beaucoup d'encre.

L’avis des contemporains : à fuir ou à dévorer ?

Maxime Gaucher

« Ce misérable [Bel-Ami] réussit avec une chance si constante et il accepte le succès comme chose due avec une si imperturbable sérénité que cela en devient exaspérant… Et cependant, une fois ce live bleu entre les mains, je ne l’ai pas lâché, mais j’ai lu tout d’une haleine, non pas le dévorant, mais le savourant. Que voulez-vous ? Cela est à la fois irritant et exquis […]. C'est une œuvre très forte, très puissante, mais d’une vérité cruelle et légèrement répulsive. »

Revue bleue, 23 mai 1885.

Francisque Sarcey

« Causons donc ensemble de Bel Ami, puisque aussi bien tout le monde à cette heure parle de Bel Ami. Bel Ami est, comme vous savez, le dernier roman de M. Guy de Maupassant, le meilleur élève et l'héritier direct de Gustave Flaubert.
Je ne sais guère d'ouvrage dont la lecture soit à la fois plus attirante et plus malsaine. En même temps qu'il remue au fond de notre cœur la boue des curiosités perverses, il désenchante de l'humanité et décourage de la vie. À quoi sert de demeurer sur cette terre, si elle n'est ainsi peuplée que de bas gredins et de coquines infâmes ? s'il n'y a de succès et de triomphes que pour les uns, de joie que pour les autres ? On prendrait encore son parti de vivre plongé loin de ce monde d'abominables créatures, si elles avaient quelque grandeur ; si c'étaient ou de magnifiques scélérats ou des courtisanes superbes. Mais ce ne sont que de vilaines gens ! des Vautrin, eux ! des Esther, elles ! Ce ne sont que vils cuistres ou filles vulgaires ! Gustave Flaubert s'était déjà acharné à traîner nos yeux sur l'écœurante médiocrité de la race humaine ; au moins nous donnait-il le plaisir de la voir insultée et trépignée par un homme qui avait l'air de la détester de tout son cœur.
M. Guy de Maupassant l'étale à nos regards avec l'indifférence d'un philosophe qui, trouvant un pays plat et galeux, remarque, sans se faire autrement de bile, qu'il est galeux et plat ; et il le décrit avec une si tranquille et si sereine exactitude, que la nausée en monte aux lèvres. Fuyons vite en nous bouchant le nez. »

« Bel-Ami, par M. Guy de Maupassant », La Nouvelle Revue, juin 1885, p. 844-854 (sur Gallica).

Aurélien Scholl

« L’auteur, à mon avis, a commis un faux. Ayant à placer un type dans un certain milieu, il s’est demandé s’il était plus profitable à ses intérêts de le développer dans un milieu mondain que dans un milieu littéraire, et il a vu moins d’inconvénient à faire de M. Deroy [sic] un faux journaliste qu’un véritable homme du monde. C'est affaire à lui, mais les rédacteurs des journaux dans lesquels il écrit d’ordinaire pourront bien en savoir mauvais gré à M. de Maupassant. […]
Il y a dans Bel Ami beaucoup de talent, une manière d’écrire simple, sobre, vigoureuse, qui donne souvent au lecteur la vision nette et forte de paysages de campagne ou de ville, d’intérieurs, de groupes, d’attitudes, d’enlacements, de gestes, des choses de la vie extérieure. L’auteur appartient par ses qualités – comme par ses défauts – à la jeune école descriptive. Mais ce genre de talent littéraire et ces qualités descriptives suffisent-elles, pour faire un roman ? Bel Ami est là pour répondre.
L’école descriptive à laquelle appartient M. de Maupassant a déclaré que désormais, le roman serait naturaliste ou ne serait plus. C’était répéter après Balzac, qui a joint l’exemple au précepte, que le roman était une forme de l’histoire naturelle s’appliquant à l’humanité divisée en races, castes, classes, familles, corporations et autres catégories diverses. […]
Bel Ami est donc une fantaisie où l’auteur a fait intervenir le journalisme on ne sait vraiment pas pourquoi. Ce n’en est ni une étude, ni une satire, ni même la charge, parce que la charge est l’exagération de traits vrais et typiques, alors que dans Bel Ami, il n’y a point de types et que les traits sont faux. »

« Vilain Ami », L’Écho de Paris, n° 500, 24 juillet 1885, p. 1 (sur Gallica).

Guy de Maupassant répond à ses détracteurs

« J'ai voulu simplement raconter la vie d'un aventurier pareil à tous ceux que nous coudoyons chaque jour dans Paris, et qu'on rencontre dans toutes les professions existantes.
Est-il, en réalité, journaliste ? Non. Je le prends au moment où il va se faire écuyer dans un manège. Ce n'est donc pas la vocation qui l'a poussé. J'ai soin de dire qu'il ne sait rien, qu'il est simplement affamé d'argent et privé de conscience. Je montre dès les premières lignes qu'on a devant soi une graine de gredin, qui va pousser dans le terrain où elle tombera. Ce terrain est un journal. […]
Voulant analyser une crapule, je l'ai développée dans un milieu digne d'elle, afin de donner plus de relief à ce personnage. J'avais ce droit absolu comme j'aurais eu celui de prendre le plus honorable des journaux pour y montrer la vie laborieuse et calme d'un brave homme. »

« Aux critiques de Bel-Ami. UNE RÉPONSE », Gil Blas, 7 juin 1885.

Bel-Ami vu par la postérité

Henry James

« Bel-Ami est plein du bouillonnement et de la crudité de la vie (son énergie et son caractère expressif empêchent de l’aimer), mais il a un grave défaut : l’explication physiologique des choses contracte ici trop visiblement le problème afin de le rendre traitable. Le monde mis en scène est trop particulier, trop facilement contournable, trop donné comme à prendre ou à laisser selon notre goût – c'est un monde où tout homme est une canaille et toute femme une prostituée. Maupassant retrace la carrière d’une fripouille finie qui réussit dans la vie grâce aux femmes et il la représente d’abord comme réussissant dans la profession de journaliste. Ses collègues et ses maîtresses sont aussi dépravés que lui, cela au vif détriment de l’ironie, car la vraie satire percutante l’aurait montré luttant victorieusement avec des natures meilleures que la sienne. »

« Guy de Maupassant », 1888, Du roman considéré comme un des beaux-arts, trad. Chantal de Biasi, Paris, UGE, 10/18, 2000, p. 42.

Paul Bourget

« D'autres fois, il procède, comme dans Bel Ami, à la manière de Le Sage. C'est un récit qui va, qui court. C'est une suite, non plus de tableaux, mais d'épisodes, et comme un rajeunissement du roman d'aventures, remis au point du monde parisien. »

Études et portraits. Sociologie de la littérature, Paris, Librairie Plon-Nourrit et Cie, 1906, t. III, p. 209-319.