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Focus

Bouvard et Pécuchet face à la critique

Mort avant l’achèvement et la publication de Bouvard et Pécuchet, Flaubert n’a jamais eu connaissance de l’opinion de ses contemporains sur son dernier roman. Déroutante pour certains, car tranchant avec le reste de la production de Flaubert, l’œuvre reste, encore aujourd'hui, inclassable.

Le jugement des contemporains

Guy de Maupassant

« De toutes les œuvres du magnifique écrivain, celle-ci est assurément la plus profonde, la plus fouillée, la plus large ; mais, pour ces raisons mêmes, elle sera peut-être la moins comprise.  […]
C’est un roman, oui, mais un roman philosophique, et le plus prodigieux qu’on ait jamais écrit. […] Ce livre touche à tout ce qu’il a de plus grand, de plus curieux, de plus subtil et de plus intéressant dans l’homme : c’est l’histoire de l’idée sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, avec toutes ses transformations, dans sa faiblesse et dans sa puissance. […]
On peut dire que la moitié de la vie de Gustave Flaubert s’est passée à méditer Bouvard et Pécuchet, et qu’il a consacré ses dix dernières années à exécuter ce tour de force. Liseur insatiable, chercheur infatigable, il amoncelait sans repos les documents. Enfin, un jour, il se mit à l’œuvre, épouvanté toutefois devant l’énormité de la besogne. […]
Là-bas, à Croisset, dans son grand cabinet à cinq fenêtres, il geignait jour et nuit sur son œuvre. Sans aucune trêve, sans délassements, sans plaisirs et sans distractions, l’esprit formidablement tendu, il avançait avec une lenteur désespérante, découvrant chaque jour de nouvelles lectures à faire, de nouvelles recherches à entreprendre. […] il est tombé, un matin, foudroyé par le travail, comme un Titan trop audacieux qui aurait voulu monter trop haut.
Et, puisque je suis dans les comparaisons mythologiques, voici l’image qu’éveille en mon esprit l’histoire de Bouvard et Pécuchet.
J’y revois l’antique fable de Sisyphe : ce sont deux Sisyphes modernes et bourgeois qui tentent sans cesse l’escalade de cette montagne de la science, en poussant devant eux cette pierre de la compréhension qui sans cesse roule et retombe.
Mais eux, à la fin, haletants, découragés, s’arrêtent, et, tournant le dos à la montagne, se font un siège de leur rocher. »

« Bouvard et Pécuchet », Le Gaulois, 6 avril 1881 (à lire sur Gallica).

Maxime Du Camp

« Ce roman l’occupait exclusivement ; il disait : "Ça, ce sera le livre des vengeances !" Vengeance de quoi ? Je ne l’ai jamais deviné et ses explications à ce sujet ont toujours été confuses. Je connais la vie de Flaubert comme je connais la mienne, et il m’est impossible d’y découvrir un fait, un incident dont il ait pu avoir à se venger. Il a été célèbre du jour au lendemain, et ce n’était que justice ; il a été l’enfant gâté dans plus d’une intimité ; il a eu des amis dévoués et des amitiés de femmes qui étaient enviables. Vengeance de quoi ? j’y reviens sans pouvoir me répondre. De la bêtise humaine, sans doute, qui l’offusquait et qui le faisait rugir de fureur quand elle ne le faisait pâmer de rire. »

Souvenirs littéraires. Quinzième et dernière partie. Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1882, pp. 822-823 (à lire sur Gallica).

Ce qu’en dit la postérité

Raymond Queneau

« Bouvard et Pécuchet est une Odyssée, Madame Bordin et Mélie sont les Calypso de cette errance à travers la Méditerranée du savoir et la copie finale est l’Ithaque où, après avoir massacré tous les prétendants, ils font avec un enthousiasme plein de sagesse l’élevage des huîtres perlières de la bêtise humaine. […] La littérature (profane – c’est-à-dire la vraie) commence avec Homère (déjà grand sceptique) et toute grande œuvre est soit une Iliade soit une Odyssée, les odyssées étant beaucoup plus nombreuses que les Iliade : le Satiricon, la Divine Comédie, Pantagruel, Don Quichotte, et naturellement Ulysse (où l’on reconnaît d’ailleurs l’influence directe de Bouvard et Pécuchet) sont des récits de temps pleins. […] Mais, riche ou vide, le temps des épopées n’est pas susceptible de s’organiser selon la chronologie précise des romans "purs et simples". »

Préface de 1947. Reprise dans Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950, p. 69.

Jorge Luis Borges

« Flaubert rêva une épopée de l’idiotie humaine et, chose superflue, la dota (poussé par le souvenir de Pangloss et Candide et, peut-être, de don Quichotte et Sancho) de deux protagonistes qui ne se complètent pas, qui ne s’opposent pas, et dont le dualisme n’est rien d’autre qu’un artifice verbal. […] Le fait est que cinq années de coexistence transformèrent Flaubert en Pécuchet et Bouvard ou (plus exactement) transformèrent Pécuchet et Bouvard en Flaubert. […] Ceux-là sont au départ deux idiots, méprisés et malmenés par l’auteur, mais au chapitre VIII apparaissent les mots fameux : "Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer." Puis : "Des choses insignifiantes les attristaient : les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard." Flaubert, à ce moment-là, se réconcilie avec Bouvard et Pécuchet – Dieu avec ses créatures. »

« Vindicación [Défense] de Bouvard et Pécuchet », La Nación, Buenos Aires, 14 novembre 1954. Repris dans Discusión, 1957, Buenos Aires, Emecé editores, pp. 137–144.

Michel Butor

« Au départ Bouvard et Pécuchet ne sont que des virtualités. Le système social leur a retiré la parole de telle sorte qu’ils ne sont plus capables que de copier, l’un dans l’administration, l’autre dans le commerce. Ils se remettront à la copie à la fin du livre, mais un immense chemin aura été parcouru, toute la distance qui sépare le cliché de la citation. »

Improvisations sur Flaubert, 2005, p. 191.

Éric Chevillard

« Tout le jour, les basques de leurs redingotes flottant au vent, Bouvard et Pécuchet surfent sur Wikipedia. »

L’Autofictif, L’Arbre Vengeur, 2009, p. 81.