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À la redécouverte des textes antiques

Manuscrit de travail de Marsile Fincin
Manuscrit de travail de Marsile Fincin

Bibliothèque nationale de France

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Chercher, étudier, traduire, éditer, conserver : cinq verbes qui résument l’intense activité que les humanistes déploient, à partir du milieu du 14e siècle, pour retrouver les traces dans les textes d'une Antiquité rêvée. Chasse aux manuscrits, redécouverte de la langue grecque, intense activité d'imprimerie caractérisent cette quête de savoir.

Copiste dans un monastère
Copiste dans un monastère |

Bibliothèque nationale de France

En 1333, Pétrarque, 39 ans, fils de notaire florentin en exil à la cour papale d’Avignon, se lance dans un grand voyage en Europe du Nord « non pour affaires, mais seulement par désir de visiter et poussé par une ardeur juvénile ». Dans une « riche bibliothèque » de Liège, il découvre un manuscrit contenant deux discours de Cicéron, dont le Pro Archia. De ce texte jusqu’alors connu uniquement par des mentions, il fait lui-même une copie. Cette trouvaille qui donne naissance à un phénomène qui caractérise l’Europe humaniste jusque dans la seconde moitié du 15e siècle : la « chasse aux manuscrits ».

Les livres antiques ont pour la plupart disparu, victimes des vicissitudes de l’histoire et de leurs matériaux périssables. Leurs textes, eux, ont parfois été conservés en étant copiés par des moines dans des manuscrits médiévaux. Ces ouvrages dorment bien souvent dans les bibliothèques des monastères, mais aussi dans des collections privées. Alors que l’intérêt pour l’Antiquité s’éveille au milieu du 14e siècle, de nombreux érudits commencent à rechercher ces ouvrages parfois uniques, afin d’en connaître, d’en étudier et d’en diffuser le contenu.

Gian Francesco Poggio Bracciolini, dit le Pogge, est sans doute le plus célèbre de ces chasseurs de manuscrits. Auteur prolifique d’origine toscane, bénéficiant d’une haute position à la curie pontificale, il mène de nombreux voyages dans toute l’Europe en lien avec ses fonctions.

Poggio Bracciolini, dit le Pogge
Poggio Bracciolini, dit le Pogge |

Bibliothèque nationale de France

Tite-Live écrit son ouvrage et le remet à l’empereur
Tite-Live écrit son ouvrage et le remet à l’empereur |

Bibliothèque nationale de France

En 1415, en marge du Concile de Constance, il s’arrête à l’abbaye de Cluny pour y découvrir deux œuvres de Cicéron, le Pro Roscio Amerino  et le Pro Murena. L’année suivante, à l’abbaye de Saint-Gall, ce sont Les Argonautiques du poète romain Valérius Flaccus, et surtout l’Institution oratoire de Quintilien qu’il met au jour, « tout moisi et couvert de poussière ».  De ces livres qu’il emporte avec lui, il fait des copies, qu’il envoie à ses amis humanistes à Florence. Mais sa découverte la plus remarquable, il la fait quelques mois plus tard, dans un monastère du sud de l’Allemagne : le De Natura Rerum de Lucrèce, long texte poétiques aux accents épicuriens. De cette exhumation naît un mouvement philosophique qui imprègne toute la Renaissance.

Poggio Bracciolini, sauveur de livres oubliés ?

Poggio Bracciolini, Lettre du 16 décembre 1416 à Guarino de Vérone
Cet homme brillant, raffiné, élégant, tellement civilisé, tellement fin, il ne fait aucun doute qu’il...
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La renaissance du grec

Manuel Chrysoloras
Manuel Chrysoloras |

© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Thierry Le Mage

Cette chasse aux manuscrits ne touche pas que les auteurs latins : les textes écrits en grec sont également recherchés comme des trésors. Pourtant, la langue n’est plus guère parlée au Moyen Âge, à l’exception de quelques foyers en Italie du Sud et en France. Pétrarque, qui possède deux manuscrits écrits dans la langue d’Homère, regrette d’être contraint de les « regarder sans les entendre ».

C’est à la génération suivante que la langue grecque connaît un renouveau en Europe occidentale. Appelé par le chancelier de la République de Florence Coluccio Salutati, le grand lettré byzantin Manuel Chrysoloras débarque en Italie en 1397. Dans ses bagages, une riche bibliothèque de textes grecs, qu’il s’active à enrichir encore dans les années qui suivent : Platon, Ptolémée, Homère, Hésiode, Xénophon, Aristote ou Démosthène voyagent à ses côtés.

Avec l’arrivée des troupes ottomanes à Constantinople en 1453, l’achat et la copie de manuscrits grecs se colorent d’une forme d’urgence. Pour le cardinal Bessarion, théologien byzantin proche de la papauté, il s’agit ni plus ni moins que de sauver la culture grecque. Il lègue les six cents manuscrits qu’il rassemble à la bibliothèque Marciana de Venise, tandis que d’autres grands fonds se constituent à Florence, à Rome, puis à Fontainebleau. 

Catalogue des manuscrits grecs de la bibliothèque du cardinal Bessarion
Catalogue des manuscrits grecs de la bibliothèque du cardinal Bessarion |

Bibliothèque nationale de France

Leonardo Bruni, humaniste
Leonardo Bruni parmi des historiens romains |

Bibliothèque nationale de France  

En Italie, Manuel Chrysoloras ne se contente pas de faire venir des livres. Il enseigne également la langue, constituant un petit groupe de lettrés hellénistes qui, peu à peu, formeront d’autres élèves. Dans certains manuscrits, la présence d’une traduction interlinéaire témoigne de ces efforts d’apprentissage, tandis que sont rédigés des lexiques destinés à l’apprentissage du vocabulaire. Ce cercle des élèves de Manuel Chrysoloras, et notamment Leonardo Bruni, est à l’origine d’un effort de traduction qui traverse toute la Renaissance.

Je dis donc que toute la qualité d’une traduction consiste à faire correctement passer un écrit d’une langue dans une autre.

Leonardo Bruni, De la traduction parfaite, vers 1424

Ces traductions nouvelles, « littéraires » (ad sententiam), se distinguent explicitement de celles réalisées à la période médiévale, « littérales » (ad verbum), parfois passées par le prisme arabe. Elles se veulent plus proche de l’esprit que de la lettre, sans tomber pour autant dans l’explication.

Une volonté de diffuser le savoir

Cet effort de traduction du grec vers le latin s’accompagne d’un second mouvement vers les langues vernaculaires. Ayant pour but de mettre à disposition de personnes peu versées dans le latin la culture et la pensée antiques, ces « vulgarisations » répondent souvent à une idéologie politique et culturelle. Ainsi, la traduction en 1466 du De Monarchia de Dante par Marsile Ficin est un moyen de légitimer le pouvoir politique de ses mécènes, les Médicis ; quant à celle, en 1476, de l’Histoire naturelle de Pline, elle tourne bientôt à l’affrontement linguistique entre Naples et Florence.

Cet arrière-fond politique n’empêche pas ces traductions d’entraîner de profonds changements dans la société comme dans la langue. L’accès au texte biblique depuis le grec est l’un des moteurs de la Réforme, tandis que de nouveaux mots font leur apparition dans les différents idiomes vernaculaires afin de rendre les concepts latins ou grecs. Le mouvement de traduction permet une diffusion de la culture comparable à l’imprimerie, dont il est peu ou prou contemporain. C’est d’ailleurs dans les ateliers des imprimeurs-libraires que s’élaborent des ouvrages polyglottes, dont les plus remarquables sont sans doute les Bibles multilingues.

Bible d’Alcalá, dite Polyglotte d’Alcalà
Bible d’Alcalá, dite Polyglotte d’Alcalà |

Bibliothèque nationale de France

L'imprimerie : un outil et ses limites

Pour les humanistes habitués à déchiffrer des manuscrits, l’imprimerie porte en elle un rêve : la possibilité de diffuser des versions stables, épurées et sans coquilles des textes antiques. Ils travaillent donc en étroite collaboration avec les imprimeurs, donnant naissance des éditions critiques nées de la collation, c’est-à-dire de la comparaison, des différents manuscrits contenant le même texte. La pratique naît dès l’époque de Pétrarque, qui reconstitue le premier l’Histoire romaine de Tite-Live à partir de plusieurs manuscrits fragmentaires. Néanmoins, elle est décuplée grâce aux possibilités offertes par la technique de l’impression à caractères mobiles. Dans l’atelier d’Alde Manuce à Venise se regroupent de nombreux érudits parlant grec, latin ou italien, créant une véritable « académie aldine » dédiée à la publication de Sophocle, Dante ou Ovide. Erasme lui-même collabore à l’édition de textes grecs et y fait publier ses propres œuvres, avec l’aide de l’ensemble de l’atelier.

Nouveau Testament en grec et en latin
Nouveau Testament en grec et en latin |

Bibliothèque nationale de France 

Imprimer le grec en minuscules
Alde Manuce et l'impression du grec |

Collections de Montpellier Méditerranée Métropole

Le correcteur, qui relit et prépare la copie, mais assure aussi la lisibilité du texte par des ajouts d’index ou de manchettes, voire de ponctuation, devient à ce titre un personnage fondamental dans le processus d’édition. Surchargé de travail dans un contexte de concurrence féroce entre les différents ateliers, il est souvent blâmé par des auteurs en quête d’une perfection difficile à atteindre. Ainsi, dans la réalité, les textes imprimés restent instables d’une édition à l’autre, qu’ils subissent des précisions et des corrections ou qu’ils soient raccourcis pour convenir aux exigences du lectorat et aux impératifs de la technique. 

Aussi imparfait soit-il, le travail des humanistes à cette période charnière entre Moyen Âge et Renaissance ne peut qu’exciter l’admiration de l’honnête homme moderne accédant à la littérature gréco-latine d’un simple clic. Que serait-il sans le travail patient, minutieux et érudit d’un Poggio Bracciolini, d’un Pétrarque ou d’un Niccolò Niccoli ? Non seulement ces hommes ont mis au point et perfectionné des techniques philologiques encore largement utilisées de nos jours, mais ils ont également posé les bases de nombreuses éditions modernes des textes. Que resterait-il du Pro Archia sans la découverte qu’en fit Pétrarque ? Les 270 manuscrits connus actuellement dérivent tous de sa copie du livre qu’il découvrit un jour de 1333 dans les recoins d’une bibliothèque de Liège… manuscrit et copie qui ont eux-mêmes disparu par la suite comme tant de fragiles témoins de la culture gréco-romaine.

Provenance

Cet article est inspiré du catalogue de l’exposition « L’invention de la Renaissance. L’humaniste, le prince et l’artiste » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 20 février au 16 juin 2024.

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