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Le néoplatonisme

L’Amour dans La Diffinition & Perfection d'Amour de Gilles Corrozet, d’après Marsile Ficin, 1542
L’Amour dans La Diffinition & Perfection d'Amour de Gilles Corrozet, d’après Marsile Ficin, 1542

Bibliothèque nationale de France    

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À partir de 1463, à Florence, l’humaniste et philosophe Marsile Ficin (1433-1499), protégé de Cosme de Médicis l’Ancien, traduit les Dialogues et les Lettres de Platon († vers 347 av. J.-C.) du grec en latin. Sur son initiative, la première traduction de tout Platon paraît à Florence en 1484 et sera réimprimée tout au long de la Renaissance. Mais c’est aussi Plotin, Jamblique et Proclus, des penseurs tardifs de l’école de Platon, que Ficin fait imprimer par la suite.

Les « mystères platoniciens » ou la rencontre du platonisme et de l’hermétisme

Cette diffusion sans précédent de la pensée platonicienne échappe bien entendu à la nette distinction moderne entre platonisme et néoplatonisme. Il est un fait que chez Ficin les Dialogues ne sont pas foncièrement séparés de leurs commentaires postérieurs. Ficin lui-même commente Platon en même temps qu’il le traduit et qu’il procède à l’identique avec les disciples de Platon nommés plus haut, qu’il s’agisse des Ennéades de Plotin († vers 270 apr. J.-C.), du Des mystères des Égyptiens de Jamblique († vers 330 apr. J.-C.) ou de certaines œuvres de Proclus († 485 apr. J.-C.). En réalité, pour Ficin les « mystères platoniciens » proviennent de la plus haute antiquité, de Perse et d’Égypte, et ils se prolongent providentiellement à Florence au 15e siècle. Ils sont aussi imprégnés des « révélations anciennes » de Zoroastre, d’Hermès, d’Orphée et de Pythagore.

Les Ennéades de Plotin : manuscrit de travail de Marsile Ficin
Les Ennéades de Plotin : manuscrit de travail de Marsile Ficin |

Bibliothèque nationale de France

Au sortir d’un platonisme médiéval largement dépendant des écrivains latins et des Pères de l’Église, l’intérêt des humanistes italiens pour le Platon grec remontait à Pétrarque et Ficin s’est largement aidé des versions préexistantes de l’humaniste Leonardo Bruni († 1444) et de la défense de Platon contre ses calomniateurs publiée en 1469 par le cardinal Bessarion († 1472).

Mais l’attirance pour l’école de Platon dépend de la mentalité de Ficin autant que de son éducation et des circonstances heureuses qui l’ont mis en présence de Cosme de Médicis, son riche mécène, alors maître de Florence. Pour lui Ficin latinise les Dialogues platoniciens, conservés dans un manuscrit grec venu de Byzance. Et dans un autre manuscrit encore, Ficin traduit des textes attribués à un auteur mythique, révéré comme un vénérable sage égyptien : Hermès Trismégiste le « trois fois grand ». Dès le départ le platonisme et l’hermétisme se rencontrent et se mélangent. La troisième entreprise de Ficin, on l’a vu, est sa publication des Ennéades de Plotin, continuateur de Platon, d’après un troisième manuscrit grec procuré par le vieux Médicis.

Un alliage d’érudition, de mythologie et de mystère

Marsile Ficin, Theologia platonica de immortalitate animorum...
Marsile Ficin, Theologia platonica de immortalitate animorum... |

Bibliothèque nationale de France    

Platon, Hermès et Plotin résument le caractère atypique du néoplatonisme florentin longtemps associé au mythe de l’Académie de Careggi, du nom de la propriété que Cosme donne à Ficin en récompense de son travail.
L’hellénisme païen de Platon, sa croyance dans la réincarnation de l’âme et ses mythes fabuleux sur la naissance d’Eros, les hermaphrodites et le chariot de l’âme qui remonte au ciel, sont précisément les aspects qui séduisent Ficin, alors qu’ils rendaient le platonisme suspect aux théologiens médiévaux. Hermès, qui passait au Moyen Âge pour un théologien, et Plotin que personne n’avait lu avant Ficin, complètent ce tableau où le mysticisme se mêle à la magie.

Le symbole du char de l’âme

Un tel alliage d’érudition, de mythologie et de mystère, parle aux Florentins cultivés et aux artistes de l’époque. Une conception profondément harmonieuse du monde et de l’humanité, de la vie cosmique et de l’amour universel, pénètre la poésie et les arts. Surtout grâce aux commentaires que Ficin compose sur le Banquet et sur le Phèdre de Platon – deux dialogues sur la passion amoureuse et la beauté – on voit certains symboles, comme celui du char de l’âme, finir par s’imposer à Florence.

Le chariot de l’âme, au sol de la bibliothèque Laurentienne
Le chariot de l’âme, au sol de la bibliothèque Laurentienne |

Photo © Stéphane Toussaint, 2024

Médaillon avec le chariot de l’âme
Médaillon avec le chariot de l’âme |

Photo © Stéphane Toussaint, 2024

Ficin a pour ainsi dire popularisé le mythe platonicien du chariot céleste qui emporte l’âme humaine au ciel dans une cavalcade érotique aux sources de la beauté. Ce chariot ailé, conduit par deux chevaux, l’un raisonnable et l’autre rétif, que l’âme conductrice doit savoir maîtriser pour atteindre les cieux sans tomber, apparaît souvent entre le 15e et le 16e siècle sur des médaillons, des reliefs et des pavements comme à la prestigieuse bibliothèque Laurentienne, dont Michel-Ange projette les décors.

Frise d’Artimino : le char du soleil
Frise d’Artimino : le char du soleil |

Photo © Stéphane Toussaint, 2024

Le fronton de la dernière villa de campagne construite pour Laurent le Magnifique, petit-fils de Cosme l’Ancien, à Artimino près de Florence, déroule ainsi une théologie pleine de poésie énigmatique où la Nuit, le Chaos, la création des âmes, le char du soleil et l’envol des âmes étincèlent sur une frise en céramique dont on n’a pas percé tous les secrets.

Le motif du soleil divin

Soleil sculpté au-dessus de la tombe de Francesco Sassetti
Soleil sculpté au-dessus de la tombe de Francesco Sassetti |

Photo © Stéphane Toussaint, 2024

Un autre thème platonicien répond assez bien au goût des Florentins, celui du soleil divin dont parle Platon dans son dialogue sur la République. Il s’agit du soleil de la vérité et de la justice, idéal invisible mais rayonnant, dont le soleil naturel représente une métaphore. Là encore, dans ses écrits sur la lumière et sur l’astre du jour, centre de l’univers visible, Ficin donne un tel écho à la philosophie solaire de Platon qu’il sait harmoniser avec la religion chrétienne, que le symbole du soleil est réutilisé dans la chapelle du puissant banquier Francesco Sassetti à Santa Trinita.

> en savoir plus sur Le soleil de Ficin
visite virtuelle de la chapelle de Santa Trinita

La fureur poétique et l’amour idéal

Buste de Marsile Ficin par Andrea Ferrucci
Buste de Marsile Ficin par Andrea Ferrucci |

Photo © Stéphane Toussaint, 2024

Parallèlement, en privilégiant la fureur poétique et l’amour idéal, le néoplatonisme florentin va finir par s’imposer en Italie et en Europe avec une interprétation nouvelle des mystères platoniciens qui séduit les humanistes. Ainsi se combinent la pensée de l’individu et la vie cosmique dans une même lumière physique et métaphysique qui embrasse la création tout entière. Tandis que sur le plan philosophique l’influence de Ficin, devenu prêtre de la cathédrale de Florence, passe par l’enseignement d’une sagesse éternelle révélée à travers une narration symbolique de l’âme humaine, assoiffée d’immortalité, progressivement une nouvelle philosophie « platonico-chrétienne » fait son apparition à côté de la philosophie officielle.

Le Platon de Ficin et des humanistes diffère profondément du Platon que l’on enseigne aujourd’hui à l’école et à l’université. Si à partir du 17e siècle le néoplatonisme s’est trouvé en concurrence avec certains aspects de la révolution scientifique, par sa conception spirituelle d’une humanité d’origine céleste il a paradoxalement anticipé les problèmes posés par la science matérialiste à l’esprit européen dans son histoire longue et encore inachevée.

Orientations bibliographiques

• Stéphane Toussaint (dir.), Marsile Ficin ou les mystères platoniciens, Actes du XLIIe Colloque International du CESR, Tours, 7-10 juillet 1999, « Cahiers de l’humanisme », vol. II, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
• André Chastel, Marsile Ficin et l’art, Genève, Droz, 2000.
• Marsile Ficin, Lettres, préface, éd. et trad. par Julie Reynaud et Sébastien Galland, Paris, Vrin, 2010.
• Marsile Ficin, De l’amour, éd. et trad. par Pierre Laurens, Paris, Belles Lettres, 2012.
• « Accademia », revue de la Société Marsile Ficin (Paris), http://www.ficino.it/fr

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « L’invention de la Renaissance. L’humaniste, le prince et l’artiste » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 20 février au 16 juin 2024.

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