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La notion de Renaissance : un aperçu historiographique

Portrait équestre de François de Rochechouart, gouverneur de Gênes
Portrait équestre de François de Rochechouart, gouverneur de Gênes

Bibliothèque nationale de France

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Au 15e et au 16e siècle, personne ne considère qu’il vit « à la Renaissance ». Ce n’est que beaucoup plus tard, au 19e siècle que ce concept fut créé. En 1967, dans un livre de synthèse intitulé Civilisation de la Renaissance, l’historien Jean Delumeau s’inscrivit dans la lignée des auteurs du 19e siècle pour présenter la période comme une totalité culturelle ; mais de nos jours, ses convictions enthousiastes se trouvent âprement discutées.

Les origines 

Michelet, Bürckhardt : la Renaissance contre le Moyen Âge

Au milieu du 19e siècle, deux savants, un Français et un Suisse mettent en avant un concept nouveau : celui de Renaissance. Selon eux, entre 15e et 16e siècle, s’opère un retour à l’Antiquité qui fait renaître l’homme moderne.

Jules Michelet (1798-1874)
Jules Michelet (1798-1874) |

Bibliothèque nationale de France

Le premier, Jules Michelet, historien et professeur au Collège de France, consacre en 1855 un volume de son Histoire de France à la Renaissance. Elle procède selon lui de la rencontre de l’Italie et du royaume de France sous Charles VIII. Elle offre une rupture avec les façons médiévales de penser, et se caractérise par l’avènement d’un art nouveau, par l’émergence de la liberté individuelle et la rénovation des études de l’Antiquité au moment où les lettres grecques font leur entrée en Occident à cause de la chute de Constantinople. La vision de Michelet est donc très centrée sur la France. Le temps glorieux de l’histoire de l’humanité où tout « naît et renaît », s’oppose par ailleurs pour lui à un Moyen Âge obscurantiste qu’il dénigre.

Le seizième siècle, dans sa grande et légitime extension, va de Colomb à Copernic, de Copernic à Galilée, de la découverte de la terre à celle du ciel.

Michelet, Histoire de France. 7. Renaissance, 1860

Ou « Et définitivement, le Moyen Âge agonise aux quinzième et seizième siècles, quant l’imprimerie, l’antiquité, l’Amérique, l’Orient, le vrai système du monde, ces foudroyantes lumières, convergent leurs rayons sur lui ».
En 1860, le philosophe et historien de l’art Jakob Bürckhardt, publie à son tour La civilisation en Italie au temps de la Renaissance. Il y défend l’idée qu’on assiste dans les arts et les lettres, au Quattrocento (15e siècle), à une résurrection de la Grèce et de la Rome Antique et que le concept d’individu apparaît à cette époque, conjointement au développement de l’État moderne.

L’homme devient individu spirituel, et il a conscience de ce nouvel état.

Bürckhardt, La civilisation en Italie au temps de la Renaissance, tr. Louis Schmitt, 1906

La découverte de l’homme est corrélative à celle du monde. Pour Bürckhardt, l’Italie, terre de nouveautés politiques, est le creuset même où s’est formée la Renaissance avec la transmission des études grecques (translatio studii) et des formes d’éducation renouvelées.

Un concept déjà présent au 16e siècle ?

Giorgio Vasari (1511-1574)
Giorgio Vasari (1511-1574) |

Bibliothèque nationale de France

Le concept de Renaissance est, on le voit, particulièrement tardif. Pourtant, Michelet et Bürckhardt n’avaient pas totalement plaqué une idée de leur temps sur le passé. Giorgio Vasari (1511-1574) est souvent invoqué comme un père de la notion de Renaissance. Toutefois, ce peintre, auteur des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1568) ne considérait les choses que du point de vue de l’histoire de l’art. Lorsqu’il utilisait le terme de Rinascita, il ne parlait que de la « renaissance de la belle manière » en peinture qui s’était dessinée à partir de Raphaël et Michel Ange, quand l’imitation du travail des Anciens arriva, selon lui, à la perfection. En aucune façon il ne considérait globalement le mouvement des idées : ni les lettres, ni le droit, ni la philosophie, ni les techniques n’entraient dans le champ de ses intérêts.

Guillaume Budé à l’œuvre pour le roi
Guillaume Budé à l’œuvre pour le roi |

Bibliothèque nationale de France

Par ailleurs, en France au début du 16e siècle, des auteurs comme le médecin François Rabelais, le grammairien Guillaume Budé ou le juriste Jean Bodin, avaient bien exprimé l’impression que des temps nouveaux étaient advenus, qu’une nouvelle culture renouant avec l’Antiquité avait dissipé ce qu’ils percevaient comme les « ténèbres des temps barbares ». Le préjugé, tenace, s’était construit peu à peu à partir du poète Pétrarque (1307-1374) qui, en exil avec la cour pontificale en Avignon de 1378 à 1423, s’était persuadé que les influences « gothiques » avaient provoqué la corruption et la perte de la culture des Anciens.

Depuis, en Italie, plusieurs générations s’étaient mises à rêver d’un retour aux sources, en chassant les manuscrits grecs et latins dans les bibliothèques, en admirant les ruines de Rome et en prouvant un modèle d’éducation éloigné de celui du Moyen Âge et plus tourné vers la réflexion critique.

La révision du concept de 1920 à aujourd’hui

Quelle définition pour la Renaissance ?

Recueil chirurgical de Nicétas
Recueil chirurgical de Nicétas |

Bibliothèque nationale de France

Ainsi donc, il y eut bel et bien au 15e siècle le sentiment de temps nouveaux. Toutefois, ce n’est qu’au 20e siècle que les questions d’identification de la Renaissance se posèrent, revenant sur les problématiques de Bürckhardt et Michelet. Quelle date de naissance attribuer au phénomène : 1330 avec Pétrarque ? 1453, moment de la chute de Constantinople ? 1492, date de l’arrivée des Européens sur le sol américain, et du départ des derniers souverains islamiques d’Espagne ? Sur quel élément marquant devait-on mettre l’accent : l’humanisme, la naissance de l’individu, les arts, le droit, l’économie, les sciences et les technique, l’imprimerie, la religion ?

La Renaissance, en gros, est cette mutation lente qui n’en finit pas de s’accomplir et qui fait passer la civilisation occidentale des formes traditionnelles du Moyen Âge aux formes nouvelles, déjà actuelles de la première modernité.

Fernand Braudel, Le Modèle italien, 1989

Certains auteurs comme Ernst Cassirer, Eugenio Garin ou Oskar Kristeller se penchèrent surtout sur l’humanisme, la philosophie et la culture. Les historiens d’art, notamment ceux de l’école du Warburg Institute comme Aby Warburg, D.P. Walker, Ervin Panofsky et Michael Baxandall, prônèrent une approche culturelle large intégrant aussi bien l’étude des façons de voir que l’intérêt pour l’occulte. La question de l’état moderne et du droit fut traitée par Hans Baron et Quentin Skinner. L’approche par l’économie et la culture matérielle fut défendue par Fernand Braudel, Richard Goldthwaite et Lisa Jardine.

La procession maléfique
La procession maléfique |

Bibliothèque nationale de France

La place de la Renaissance dans l’émancipation scientifique et technique, bien avant la révolution scientifique du 17e siècle, fait aujourd’hui couler beaucoup d’encre. L’abondance des travaux sur la Réforme ne peut être résumée mais l’idée fondamentale est que les idées de réformes s’ancraient profondément dans le passé médiéval. Pour sa part, Peter Burke, dans la Renaissance Européenne (2000), souhaite insister plutôt sur les phénomènes de réception des formes nées en Italie tandis que John Hale, dans sa Civilisation de l’Europe à la Renaissance (1993) soulignait à la fois la fabrique d’un héritage européen et les aspects sombres de la Renaissance marqués par la traite des esclaves, la répression de la sorcellerie, les nationalismes ou la mélancolie des artistes.

Renaissance ou long Moyen Âge ?

La vision négative du Moyen Âge qui sous-tendait la notion de Renaissance fut remise en cause dès les débuts du 20e siècle par les médiévistes. Certains revendiquaient la proclamation de la dignité de l’individu dès le 13e siècle, d’autres, comme le Hollandais Johan Huizinga, auteur en 1920 de L’Automne du Moyen Âge, mettaient en avant le fait que l’esthétique des 14e et 15e siècle est largement inspirée de la culture des cours bourguignonne et flamande, et donc qu’il valait mieux parler d’un long Moyen Âge, thèse admise par l’historien Jacques Heers.

Le quattrocento avec sa sérénité donne l’impression d’une culture renouvelée qui a fait tomber les plumes de la pensée médiévale, jusqu’à ce que Savonarole nous rappelle que nous la surface, le Moyen Âge subsiste.

Johan Huizinga, L’Automne du Moyen Âge, 1924

Par ailleurs, pour Huizinga, Bürckhardt a trop laissé de côté la dimension économique. Beaucoup de critiques ont ensuite porté sur la place de l’individu, Aaron Gourevitch, par exemple, insistant en 1996 sur la précocité, dès le 13e, des modes d’individuation. Pour Bernard Guenée, auteur en 1998 de L’Occident aux XIVe et XVe siècles, seuls les préjugés sur un noir Moyen Âge fantasmé ont pu donner corps à la notion de Renaissance.

La danse macabre des femmes
La danse macabre des femmes |

Bibliothèque nationale de France

Enfin, Jacques le Goff, grand connaisseur du fait religieux, prend de la hauteur dans Faut-il découper l’histoire en tranches ? en 2014 : il considère que l’existence d’une Renaissance même est caduque dans la mesure où tout ce qui a été perçu comme des signes de rupture apparents, la rationalité de la théologie, les considérations esthétiques, la pensée économique moderne, la réalité économique et démographique et même la « découverte de l’Amérique » ne sont, à ses yeux, que de faux écarts. On ne peut parler alors que d’un long Moyen Âge qui va de la chute de l’empire romain jusqu’au 18e siècle, scandé de petites « Renaissances ». L’historien Patrick Boucheron reprend cette idée selon laquelle la rupture face à des « temps obscurs » est aujourd’hui indéfendable.

La Renaissance, ou des renaissances ?

La Dialectique enseignant à deux écoliers
La Dialectique enseignant à deux écoliers |

Bibliothèque nationale de France

La multiplicité des « Renaissances » au cours de l’histoire n’était au demeurant pas une conception neuve. En 1924 paraît à Vienne sous la plume de Erna Patzelt, Die Karolingishe Renaissance, un concept repris en 1969 par l’Anglais Walter Ullman dans The Carolingian Renaissance. Selon ces auteurs, sous Charlemagne et Louis Le Pieux eut lieu une première prise de conscience de la corruption des textes antiques, notamment grecs, ce qui donna lieu à une rénovation des exigences pédagogiques dans les écoles concernant le trivium (grammaire, logique, rhétorique).
> en savoir plus sur la Renaissance carolingienne 

Une autre Renaissance fut identifiée pour le 12e siècle par Charles H. Haskins, en 1927 et par Erwin Panofsky en 1960, validée comme telle plus récemment par les médiévistes. Elle correspond à une affirmation des disciplines du quadrivium dans les universités (astronomie, géométrie, arithmétique, musique), à une rénovation du droit, à une plus grande vitalité religieuse au temps de Saint Bernard et d’Abélard, et à une réutilisation de l’antique en architecture (façade de San Miniato en Toscane par exemple). Pour Panofsky, ce qui fait la différence entre cette Renaissance et celle du 15e siècle, c’est que le 12e siècle a tendance à se servir des matériaux de l’antiquité, en littérature, en droit ou en architecture sans les historiciser, alors qu’au Quattrocento on « regarda l’Antiquité classique depuis une certaine distance historique ». Ainsi, à l’époque romane, on se sert à l’église San Miniato des colonnes d’un temple de Jupiter pour soutenir la voute alors que Brunelleschi ou Alberti, trois siècles plus tard, considèrent le contexte du travail des architectes de la Rome antique.

Crypte de la Basilique San Miniato al Monte
Crypte de la Basilique San Miniato al Monte |

Italie, Florence, basilique San Miniato al Monte

La chapelle des Pazzi à Florence
La chapelle des Pazzi à Florence |

Bibliothèque nationale de France

Plus récemment, en faisant un pas de côté par rapport au modèle européen, les anthropologues se sont demandé s’il n’y avait pas eu d’autres Renaissances dans le monde. Ainsi, Jack Goody, auteur en 2020 de Renaissances. Au singulier ou au pluriel ? définit le phénomène par deux éléments fondamentaux : un retour vers le passé, d’une part et une floraison, d’autre part. Il étudie de ce point de vue la Chine de Song, et explore le monde islamique et l’Inde, mettant en avant la dette de l’Europe vis-à-vis des influences extra-européennes.

Last but not least, la postmodernité revisita aussi la Renaissance. Michel Foucault, par exemple, chercha à définir une épistémè Renaissance, c’est-à-dire une façon de penser particulière. Bien plus que la définition rigide d’une période de l’histoire en opposition avec son passé, le concept de renaissance ouvre donc un champ d’exploration toujours renouvelé aux historiens.

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « L’invention de la Renaissance. L’humaniste, le prince et l’artiste » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 20 février au 16 juin 2024.

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