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Le charivari

Les Confessions
Le charivari
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Les entreprises musicales de Jean Jacques sont parfois hasardeuses. Attiré par la musique, il essaie de composer. Il va jusqu’à prendre une fausse identité et se prétend musicien de Paris. Nous le voyons ici à Lausanne où il exécute une pièce de sa composition, lors d’un concert privé :

« On s’assemble pour exécuter ma pièce. J’explique à chacun le genre du mouvement, le goût de l’exécution, les renvois des parties ; j’étais fort affairé. On s’accorde pendant cinq ou six minutes, qui furent pour moi cinq ou six siècles. Enfin, tout étant prêt, je frappe avec un beau rouleau de papier sur mon pupitre magistral les cinq ou six coups du prenez garde à vous. On fait silence, je me mets gravement à battre la mesure ; on commence… Non, depuis qu’il existe des opéras français, de la vie on n’ouït un semblable charivari. Quoi qu’on eût pu penser de mon prétendu talent, l’effet fut pire que tout ce qu’on semblait attendre. Les musiciens étouffaient de rire ; les auditeurs ouvraient de grands yeux, et auraient bien voulu fermer les oreilles ; mais il n’y avait pas moyen. Mes bourreaux de symphonistes, qui voulaient s’égayer, raclaient à percer le tympan d’un quinze-vingt. J’eus la constance d’aller toujours mon train, suant, il est vrai, à grosses gouttes, mais retenu par la honte, n’osant m’enfuir et tout planter là. Pour ma consolation, j’entendais autour de moi les assistants se dire à leur oreille, ou plutôt à la mienne, l’un : Il n’y a rien là de supportable ; un autre : Quelle musique enragée ? un autre : Quel diable de sabbat ? Pauvre Jean-Jacques, dans ce cruel moment tu n’espérais guère qu’un jour devant le Roi de France et toute sa cour tes sons exciteraient des murmures de surprise et d’applaudissement, et que, dans toutes les loges autour de toi, les plus aimables femmes se diraient à demi-voix : Quels sons charmants ! quelle musique enchanteresse ! tous ces chants-là vont au cœur !

Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. A peine en eut-on joué quelques mesures, que j’entendis partir de toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitait sur mon joli goût de chant ; on m’assurait que ce menuet ferait parler de moi, et que je méritais d’être chanté partout. Je n’ai pas besoin de dépeindre mon angoisse ni d’avouer que je la méritais bien. »

Bibliothèque nationale de France

  • Date
    1922
  • Lieu
    Paris
  • Auteur(es)
    Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), auteur ; Maurice Leloir (1853-1940), illustrateur
  • Provenance

    Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, t. 1, Paris : éditions Jules Tallandier, 1922, face à la p.152.

  • Lien permanent
    ark:/12148/mm132201241s