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L'Orient des écrivains

Constantinople, vue des jardins d’un harem
Constantinople, vue des jardins d’un harem

Bibliothèque nationale de France

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Plongeant ses racines dans l'antique tradition des pèlerinages, le voyage en Orient devient, aux 18e et surtout au 19e siècle, un genre littéraire en soi. Passage obligé de la vie des écrivains romantiques et de leurs successeurs, de Chateaubriand à Pierre Loti, il ne cesse de se renouveler. Une frénésie orientale qui s'explique en grande partie par les mutations brutale que subit alors l'Europe, mais aussi les grands empires asiatiques.

Un Orient merveilleux et lointain

Les voyages en Orient remontent aux premiers siècles de l’ère chrétienne, avec des pèlerinages en Terre Sainte fortement ritualisés, accomplis la Bible à la main, sur les traces du Christ. Mais dès la fin du Moyen Âge, Marco Polo révèle un Orient beaucoup plus lointain, source de « merveilles » qui seront associées pour longtemps à l’Asie.

Nicolas et Mathieu Polo quittent Constantinople
Le Livre des merveilles du monde, Marco Polo |

Bibliothèque nationale de France

Zadig retrouve Astarté
Zadig ou la destinée, Voltaire |

Bibliothèque nationale de France

Peu à peu, d’autres types de voyageurs apparaissent : diplomates, naturalistes, missionnaires, explorateurs, archéologue, artistes, orientalistes. De la Renaissance aux Lumières, les objectifs et les parcours se diversifient : Pierre Belon publie des Observations (1553) portant aussi bien sur les habitants que sur la faune et la flore de l’Orient ottoman ; le médecin François Bernier fait paraître en 1670-1671 ses Voyages dans l’Inde moghole, à la même époque où les commerçants Jean Chardin et Jean-Baptiste Tavernier, deux des sources les plus importantes des Lettres persanes de Montesquieu, se déplacent longuement en Perse et dans dans le monde ottoman ; le 17e siècle est aussi celui où les Jésuites font connaître en France la Chine dans leurs Lettres.

L'Orient à la porte

Le point de vue des femmes

La sultane Validé et Mme Girardin, femme de l’ambassadeur de France
La sultane Validé et Mme Girardin, femme de l’ambassadeur de France |

Bibliothèque nationale de France

Mais ce sont désormais les provinces méditerranéennes de l'Empire ottoman (c’est-à-dire un Orient « proche »), qui vont exercer un attrait particulier sur les voyageurs français, et plus largement européens. Ainsi les Lettres (1763) de Mary Montagu, publiées juste après sa mort, procurent un regard de l’intérieur sur les harems de la haute société ottomane à Constantinople, où elle avait séjourné avec son mari diplomate, pendant les années 1717-1718 : elle en donne une vision largement idéalisée, mais qui a le mérite de contester les clichés masculins sur la polygamie musulmane et l’enfermement des orientales.

Toute une littérature de voyage féminine sur l’Orient se développera, surtout à partir du 19e siècle, pour tenter d’apporter un point de vue spécifique, en particulier sur les femmes (Suzanne Voilquin, Lucie Duff-Gordon, Amalia Edwards…). Cela n’empêche pas certaines voyageuses de véhiculer malgré tout des clichés ethnocentriques (Ida Saint-Elme, la comtesse Hahn-Hahn, Ida Pfeiffer…).

Bon sauvage ou despote oriental

À la veille de la Révolution française, l’arabisant Claude Savary (Lettres sur l’Égypte, 1785-1786) et l’idéologue Volney (Voyage en Syrie et en Égypte, 1787) donnent deux images assez différentes de l’Égypte ottomane : alors que le premier voyageur a une vision rousseauiste du Delta du Nil, où les habitants pratiqueraient encore l’hospitalité des peuples antiques, le second voit dans les Turcs de purs oppresseurs de l’Égypte, auxquels il attribue la responsabilité de tous les maux, réels ou imaginaires (incurie, décadence, dépopulation…).

C’est d’ailleurs, officiellement, pour libérer l’Égypte du régime turco-mamelouk que Bonaparte envahit cette province ottomane. De cette campagne d'Égypte, Dominique Vivant Denon se fait le chroniqueur, à la fois par l'écrit et en images (Voyage dans la Basse et la Haute Égypte, 1802).

Le voyage en Orient, objet littéraire

La Grèce et l'Orient

La critique du « despotisme » ottoman se retrouve dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811). Avec ce texte qui marque des générations de voyageurs, Chateaubriand fait entrer en littérature le voyage en Orient tout en inventant un parcours circulaire autour de la Méditerranée. Il réactive ainsi la tradition médiévale du pèlerinage en Palestine, tout en valorisant la Grèce antique comme source de la civilisation européenne.

Scène des massacres de Scio
Scène des massacres de Scio |

Photo : Shonagon / Wikimedia commons / Domaine public

L’Acropole, vue de la maison du consul de France, M. Fauvel
L’Acropole, vue de la maison du consul de France, M. Fauvel |

Bibliothèque nationale de France

Du reste, c’est paradoxalement dans le contexte du philhellénisme européen que se révèle la force d’attraction de l’Orient, mélange d’exotisme profond et de projections eurocentriques, qu’on retrouve à travers deux grandes œuvres poétiques, celle de Byron (Le Pèlerinage de Childe Harold, 1812-1818) et celle de Hugo (Les Orientales, 1829). Celles-ci contribuent, avec les tableaux de peintres comme Géricault, Delacroix, Decamps et Marilhat, à faire du Proche-Orient et du Maghreb une destination rêvée des artistes et écrivains tout au long du 19e siècle. Le Divan occidental-oriental de Goethe, publié en 1819, a aussi une postérité considérable, mais surtout auprès d’écrivains et de voyageurs allemands.

Lamartine et Nerval, poètes voyageurs

Souvenirs du Caire
Souvenirs du Caire |

© Bibliothèque nationale de France

En France, le grand poète voyageur est Lamartine, qui se situe quant à lui par rapport à Chateaubriand, le plus souvent pour s’en démarquer, en cherchant les points communs entre les grandes religions monothéistes et en soulignant la piété du peuple turc : le titre sous lequel reste connu son récit, Voyage en Orient (1835), installe l’expression dans la langue. Le parcours du futur député, qui croit à tort à l’effondrement imminent de l’empire ottoman, réduit l’itinéraire de son prédécesseur au bassin oriental de la Méditerranée (l’Égypte en moins), tout en ajoutant une variante qui restera assez atypique au cours du 19e siècle, puisqu’il rentre par la Turquie d’Europe.

Gérard de Nerval, en 1843, opère à son tour une modification géographique. Son récit est rythmé par un séjour prolongé dans trois grandes échelles du Levant que sont Le Caire, Beyrouth et Constantinople. Jérusalem apparaît dans ce contexte comme un « vide » hautement signifiant, étant donné le relativisme culturel et religieux dont témoigne ce Voyage en Orient. Il qui ne paraît sous forme définitive, avec des « contes » figurant dans chacune des grandes parties du récit, qu’en 1851.

Désacralisation

La Terre Sainte n’est pas pour autant évacuée du parcours traditionnel des voyageurs en Orient, mais elle peut désormais faire l’objet de points de vue « hétérodoxes », voire ouvertement critiques. La comtesse Valérie de Gasparin, protestante d’origine genevoise, auteure du Mariage au point de vue chrétien (1843), est très caustique à l’égard de ce qu’elle considère comme des pratiques superstitieuses chez les pèlerins de différentes confessions qui se se rendent à l’intérieur de l’église du Saint-Sépulcre (Journal d’un voyage en Orient, 1848).

CAFÉ. [...] L’avaler sans sucre, très chic, donne l’air d’avoir vécu en Orient.
ORIENTALISTE. Homme qui a beaucoup voyagé.

Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues

Avec Flaubert, qui voyage en compagnie de Maxime Du Camp entre fin 1849 et début 1851, les lieux saints constituent eux aussi une étape désacralisante du voyage en Orient ; dans ses notes de voyage (qu’il refuse de publier) et dans sa correspondance (surtout adressée à sa mère et à son ami Bouilhet), il se montre à la fois bon observateur et grand jouisseur. Par ailleurs, il réfléchit déjà à sa propre esthétique et envisage, dans une lettre écrite de Damas, un Dictionnaire des idées reçues, comme s’il pressentait, bien avant Edward Said (Orientalism, 1978), les lieux communs que peut générer la « récitation » orientaliste. Quant à Du Camp, dont les choix de carrière sont différents, il exploite sans hésiter  la documentation et les souvenirs qu’il rapporte d’Orient dans une perspective d’écriture tournée vers la société qui doit beaucoup aux saint-simoniens. Il publie ainsi, dès son retour à Paris, un roman fortement inspiré de sa propre expérience orientale (Le Livre posthume, 1853), un récit de voyage (Le Nil, 1854), enfin une nouvelle « égyptienne » (Reïs-Ibrahim, 1854), sans parler d’Égypte, Nubie, Palestine et Syrie (1852), premier grand recueil de photographies orientalistes.

Dernier souffle ?

Pierre Loti en costume arabe dans le salon turc de sa maison à Rochefort-sur-Mer
Pierre Loti en costume arabe dans le salon turc de sa maison à Rochefort-sur-Mer |

Bibliothèque nationale de France

Gautier, dans Constantinople (1853), donne l’un des panoramas les plus complets de la capitale ottomane, dont il fréquente à la fois les bazars et les cafés, Stamboul et Péra, ainsi que la rive asiatique du Bosphore et les quartiers excentrés. Mais après lui, la tradition du voyage en Orient semble s’essoufler quelque peu. Du moins chez les grands écrivains français, car, en Angleterre, de Richard Burton à T.E. Lawrence, la pérégrination orientale, en particulier au désert, reste longtemps vivace.

En France, l’un des derniers grands représentants de l’orientalisme littéraire est Pierre Loti qui, d’Azyiadé (1879) à Suprêmes visions d’Orient (1921), célèbre la Turquie ottomane, à contre-courant de l’idéologie officielle qui voit dans le sultan affaibli un « homme malade ». Entre autres romans, Loti rédige en 1895 une trilogie (Le Désert, Jérusalem, La Galilée), ultime variation du siècle sur le voyage en Orient. Dans ce clin d’œil désabusé à Chateaubriand, dont l’écrivain fin-de-siècle inverse systématiquement la turcophobie obsédante et le christianisme militant, il chante mélancoliquement ce qu’il reste d’un Empire ottoman qui n’a cessé de se moderniser depuis les années 1830.

Si d’autres voyageurs, au cours du 20e siècle, seront encore attirés par l’Orient, proche ou lointain (Michaux, Butor, Bouvier…), ce rituel viatique où nombre d’écrivains auront cherché, si ce n’est une consécration littéraire, du moins une forme d’autolégitimation,  prend fin avec la Première Guerre mondiale. 

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2017).

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