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Quand la littérature inspire la création de bijoux

Du 19e siècle à nos jours
Broche libellule
Broche libellule

© Musée d’Art et d’Histoire de Genève

Le format de l'image est incompatible
Véritable source de ravissement pour l’œil, la joaillerie peut se lire, pour reprendre l’expression du poète et critique littéraire Michel Collot en 1997 comme une « matière-émotion ». Fascination, étonnement, contemplation, enchantement, la rencontre visuelle avec un bijou peut en effet invoquer tout un champ émotionnel. Dans une période aujourd’hui captivée par l’hyperdigitalisation, les joailliers ont décidé de renouer avec un univers de référence apte à produire et à créer l’expérience sensible. En puisant leur inspiration dans l’aura et la magie de la littérature, en développant des collections aux accents narratifs, ils réveillent alors notre âme d’enfant. Comment évoquer le souvenir d’une histoire, de son intrigue et de ses héros tout en gardant son intentionnalité émotionnelle ? Quelles traductions les créateurs joailliers du 19e siècle à nos jours donnent-ils des récits de Charles Perrault, de Shakespeare ou encore du versificateur latin Ovide 

L’évocation littéraire 

Narrateur omniscient, le joaillier offre bien souvent au regard du spectateur-lecteur des bijoux qui s’inscrivent dans une dynamique mémorielle. La représentation choisie doit permettre de se rappeler, de réveiller notre culture littéraire. Certains créateurs décident d’évoquer les histoires, romans, poèmes ou encore contes de fées qui ont marqué notre jeunesse par une traduction picturale explicite du titre du récit. 

Le titre ou la traduction picturale du récit 

Croisades
Croisades

Après avoir emprunté l’inspiration de certaines de ses créations aux univers développés par Jules Verne (1828-1905), par les légendes et les mythes des populations natives d'Amérique du Nord, ou encore à la suite romanesque de Maurice Druon, la joaillière française Lydia Courteille continue ses occurrences à la littérature. Elle prend ainsi pour leitmotiv de sa collection À Cassandre, la rose. L’association de la fleur et du titre de la série de bijoux réalisée en 2007 est une façon d’évoquer le premier vers de l’ode à Cassandre Salviati (1524-1585) écrit par Pierre de Ronsard (1531-1607) en 1552 : « Mignonne, allons voir si la rose  ». À l’instar de celle du sonnet, la rose représentée par la créatrice est « déclose » et joue d’ailleurs avec l’emploi de l’or plaqué de rhodium noir pour contraster avec les rutilants rubis et rappeler ainsi la brièveté de la beauté et de la vie. 

Depuis les années 2000, la littérature occupe une place de choix au 22 place Vendôme, car la maison Van Cleef & Arpels en a fait une facette de son ADN créatif. Les renvois à l’univers romanesque abondent et s’expriment parfois de la plus explicite des manières. Après avoir revisité en 2014, Peau d’Âne, l’un des contes les plus célèbres de Charles Perrault (1628-1703), la maison adapte plusieurs histoires populaires écrites par les frères Jacob (1785-1863) et Wilhelm Grimm (1786-1859). Dans le clip « Trio Précieux », la figuration de trois plumes matérialise le conte qui porte le même nom. Il en est de même pour L’Oiseau d’or paré d’un plumage composé de gemmes aux tonalités dorées : saphirs jaunes et grenats spessartites. 

 Broche « Trio Précieux »
 Broche « Trio Précieux » |

© Van Cleef & Arpels

En 2012, à l’occasion de la sortie du film Anna Karénine, inspiré du chef-d’œuvre littéraire de Léon Tolstoï (1928-1910) de 1877, la maison Fabergé rend hommage à cette héroïne dramatique déchirée entre passion et sens moral. Le joaillier des tsars réalise au sein d’une collection capsule, de pièces en série limitée, un collier aérien en or blanc où trône une très belle opale blanche en forme de poire. Par sa fascinante iridescence, la gemme centrale retranscrit à merveille l’exaltation et l’exubérance des sentiments du personnage féminin qui a fait les heures de la littérature russe. Chez Aurélie Bidermann, le texte rentre explicitement en résonance avec le bijou. C’est à la verve de l’écrivain américain Jérôme David Salinger (1919-2010) que la directrice artistique de la maison de joaillerie Poiray emprunte en 2017 les pièces de sa toute première ligne. Un motif de cœur noué de liserés d’or traduit le titre du roman L’Attrape-cœurs publié en 1951. 

La Princesse de Clèves
La Princesse de Clèves |

Bibliothèque nationale de France

 Boucles d’oreilles « La Princesse de Clèves »
 Boucles d’oreilles « La Princesse de Clèves »

Tandis que le joaillier britannique Stephen Webster propose dans certaines pièces de sa collection intitulée Verne  une stylisation épurée du fameux texte Vingt Mille Lieues sous les mers (1870), la créatrice française Sylvie Corbelin donne corps dans des boucles d’oreilles nommées « Princesse de Clèves », au deux protagonistes de l’intrigue historique écrite en 1678 par Madame de La Fayette. Dans ce bijou, Mademoiselle de Chartres, devenue par mariage princesse de Clèves, est vêtue selon la mode du 16e siècle. Son front paré d’une ferronnière rappelle la temporalité du récit, renforcée par l’emploi d’une perle baroque, en vogue dans la composition des bijoux de cette époque. La princesse figurée adopte par ailleurs la même attitude que dans le roman, se détournant de sa passion pour le duc de Nemours. 

Portrait de femme
Portrait de femme |

© Creative Commons, CC0

Les éléments clés ou la figuration suggestive de l’histoire 

Pendentif Enlèvement d’Europe
Pendentif Enlèvement d’Europe |

© Washington, National Gallery of Art

Un taureau portant sur son dos une jeune femme ? Il est aisé de voir dans le pendentif réalisé entre 1870 et 1890 par Alfred André (1839-1919) les éléments constitutifs de l’épisode de l'enlèvement d’Europe. Cette histoire relatée au 1er siècle par le poète latin Ovide dans ses Métamorphoses relate le rapt de la belle princesse phénicienne par le dieu Zeus qui ruse pour la séduire et se transforme en magnifique taureau blanc. 

Tantôt il joue et bondit sur l'émail des prairies ; tantôt il se couche sur un sable doré, qui relève de son corps la blancheur éblouissante. Cependant Europe moins timide, porte sur sa poitrine une main douce et caressante. Elle pare ses cornes de guirlandes de fleurs. Ignorant que c'est un dieu, que c'est un amant qu'elle flatte, elle ose enfin se placer sur son dos. 

Ovide, Les Métamorphoses, Livre II, vers 864 à 869, rédaction commencée autour de l'an 1

Au 19e siècle, les récits épiques du versificateur latin sont également mis en image dans les bijoux des créateurs de la période art nouveau : Omphale et Diane chez Henri Vever (1854-1942), Persé et Andromède dans un dessin d’Eugène Grasset (1845-1917) aujourd’hui conservé au musée d’Orsay, ou encore l’enlèvement de Déjanire par Nessus chez René Lalique (1860-1945)1

 Broche « Leda et le cygne »
 Broche « Leda et le cygne »
Pour ce dernier joaillier, les allusions au récit ovidien sont nombreuses. Si Leda et le cygne est un épisode récurrent de ces compositions comme le signale Sigrid Barten dans ses écrits2, les filles de Minyas du Livre IV sont aussi mises à l’honneur. La broche « Nymphes et chauves-souris » réalisée entre 1902 et 1903, représentant un groupe de jeunes femmes nues dansant dans un cadre en ivoire entouré de chiroptères émaillés, fait en effet écho à celles qui refusant de célébrer Bacchus sont changées en chauves-souris. 

Difficile de ne pas penser à l’histoire d’Aladdin lorsque l’on regarde la bague « Lampe magique » réalisée par Lydia Courteille en 2020.

The Wagner Girdle
The Wagner Girdle |

© Victoria and Albert Museum, London

 La reproduction sur ce bijou de l’adjuvant merveilleux du récit nous fait revivre de façon condensée les diverses péripéties du conte. La représentation de personnages iconiques et objets emblématiques synthétise l’essence même de l’histoire. Il en est ainsi d’un bijou réalisé par Salvador Dalì en 1953. Entre deux figures se faisant face, l’artiste décide de représenter une coupe de diamants contenant un breuvage de grenat almandin. Une façon toute joaillière de suggérer le fameux philtre d’amour que boivent Tristan et Iseult dans le roman chevaleresque de Béroul au 12e siècle ainsi que dans la version de Thomas d’Angleterre.

La représentation de personnages iconiques et objets emblématiques synthétise l’essence même de l’histoire.

Tristan et Iseut buvant le philtre
Tristan et Iseut buvant le philtre |

Bibliothèque nationale de France

Le philtre
Le philtre |

Bibliothèque nationale de France

Le philtre
Le philtre |

Bibliothèque nationale de France

Si Line Vautrin redonne vie à l’histoire du Petit Poucet, la pionnière britannique Wendy Ramshaw (1939-2018) fait également la part belle à la littérature lorsqu’elle expose en 2002 Rooms of Dreams à la Scottish Gallery d’Édimbourg.

Bracelet « Le Petit Poucet »
Bracelet « Le Petit Poucet » |

© Christie's Images/Bridgeman Images

« En marchant il avait laissé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu’il avait dans ses poches. »
« En marchant il avait laissé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu’il avait dans ses poches. » |

© Bibliothèque nationale de France

Dans les audacieuses pièces qu’elle présente lors de cet événement, la « poète minimaliste » du bijou fait elle aussi allusion au folklore populaire et aux contes de fées. Un collier réalisé en fil à broder doré revisite l’histoire de Rumpelstilskin des frères Grimm où la jeune fille d’un meunier doit tisser de la paille en or :

« Le soleil était à peine levé que le roi était déjà là, et il n’en revenait pas. Seulement, voyant tout cet or, il se frotta les mains, car comme il était très avare, il en voulait plus encore. Il fit amener la fille du meunier dans une autre pièce remplie de paille, beaucoup plus grande encore que la précédente, et il ordonna qu’elle la filât en une nuit si elle voulait avoir la vie sauve. » 

Ne suggère-t-elle pas l’un des principaux éléments constitutifs du récit de Barbe bleue lorsqu’elle réalise un bracelet composé de six petites clés en fer ? Grâce aux grenats qui séparent chacune d’elles, pouvant ainsi faire penser à de petites gouttes de sang, Wendy Ramshaw semble exprimer à travers ce bijou le sort des précédentes épouses et le fatal destin de celle à venir.  

L’émerveillement narratif 

Si certains bijoux traduisent avec brio les titres, les objets clés et les personnages adjuvants et/ou opposants permettant une identification rapide du roman ou du mythe qui se déploie sous nos yeux ; d’autres composantes participent à la création d’une expérience sensible et esthétique. En puisant leur inspiration au cœur de la littérature et des images mentales qu’elle construit, les joailliers développent alors des bijoux évocateurs, véritables réceptacles du merveilleux. Comment aborder l'aspect fabuleux des créations joaillières ?  

Des protagonistes enchanteurs 

En résonance avec l’imaginaire littéraire, certains joailliers ouvrent les portes de la dimension merveilleuse par la représentation de personnages caractéristiques des contes, attardons-nous sur la figure de la fée. Valorisée au 19e siècle chez les écrivains romantiques comme Honoré de Balzac (1799-1850), à travers le récit de La Dernière Fée (1823), l’être légendaire prend également vie dans les créations joaillières de la fin de la période. Gaston Laffite, René Lalique, Henri Dubret ou encore le catalan Lluis Masriera métallisent cette figure aux élytres émaillés. La fée et son corps diaphane évoqués entre les vers de Victor Hugo dans le poème « La Fée » imposent une dimension magique au bijou 

« Que ce soit Urgèle ou Morgane, 
J’aime, en un rêve sans effroi, 
Qu’une fée, au corps diaphane, 
Ainsi qu’une fleur qui se fane, 
Vienne pencher son front sur moi. 

C’est elle dont le luth d’ivoire 
Me redit, sur un mâle accord, 
Vos contes, qu’on n’oserait croire, 
Bons paladins, si votre histoire 
N’était plus merveilleuse encor. […] » 

Victor Hugo, « Une fée », Odes et Ballades, Paris, Ollendorf, 1912, p. 303. 

Broche libellule
Broche libellule |

© Musée d’Art et d’Histoire de Genève

C’est cette portée mirifique qui est également recherchée, dans les années 1940, lorsque Van Cleef & Arpels fait de la fée un de ses motifs signature. Si la féerie s’installe rapidement dans les collections de cette maison de joaillerie, elle sait jouer de correspondances avec le texte littéraire. En 2003, Van Cleef & Arpels met en image la fantaisie enchantée de la pièce shakespearienne Songe d’une nuit d’été redonnant alors vie à Titania, reine des fées de ce mythique chef-d’œuvre écrit entre 1594 et 1595 : « Je te donnerai des fées pour me servir ; et elles t’iront chercher des joyaux au fond de l’abîme ». Avec Peau d’Âne racontée par Van Cleef & Arpels en 2014, la magie du conte s’installe grâce à la représentation de la marraine-fée des Lilas et de sa broche baguette magique. Le merveilleux est aussi insufflé dans Le Rocher aux merveilles. Réalisée en 2021, cette œuvre joaillière et minéralogique tire son onirisme de l’épopée poétique Roland furieux de L’Arioste (1474-1533). Chimère, licorne et fées, participant à l’enchantement de l’ensemble, synthétisent avec brio la magie, l’éclat et la brillance dont sont emprunts les contes de fées. 

Le champ lexicopictural du mirifique 

Gouaché pour le clip Fée des Lilas
Gouaché pour le clip Fée des Lilas |

© Van Cleef & Arpels

Pour émerveiller et enchanter ses spectateurs, il n’est pas rare que la joaillerie emprunte à l’univers mirifique des contes de fées. Si plusieurs motifs représentés à l’instar des châteaux de princes et princesses créés par l’artiste japonaise Nobuko Ishikawa (1943-2012) et l’orfèvre florentin Alessandro Dari dévoilent une allusion directe aux histoires enchanteresses ; au sein du texte littéraire comme du bijou, la magie peut parfois s’exprimer dans la pluralité voire l’excès de pierres précieuses employées. En jouant avec le rayonnement et la profusion des matières sublimées dans ses bagues Ramdam, Sylvie Corbelin suggère le souvenir et le ravissement des Mille et Une Nuits. Faits d’or chaud et de gemmes rutilantes, ces joyaux puissants semblant tout droit sortis de la caverne d’Ali Baba ou de l’histoire du Trésor sans fond sont une ode au rêve éveillé, au conte d’enfance scintillant de pierreries. 

Ouvrage populaire dont on doit la première traduction en français à l’orientaliste Antoine Galland (1646-1715) au 18e siècle, les contes des Mille et Une Nuits véhiculent une dimension mirifique à l’origine en joaillerie de multiples images. Il en est ainsi de la bague ensorceleuse. À travers un titre éloquent et un bijou en forme de boteh -motif ornemental typique de l’orient- la créatrice Sylvie Corbelin n’évoque-t-elle pas la super conteuse et héroïne des Milles et Une Nuits, Shéhérazade, celle qui chaque soir grâce à une histoire charme le Sultan Shahryar 

Bague « Ramdam »
Bague « Ramdam »
Illustration occidentale des Mille et Une Nuits
Illustration occidentale des Mille et Une Nuits |

Bibliothèque nationale de France

De la plume de l’écrivain à celle du joaillier : La joaillerie, une lecture esthétique et sensible 

En adaptant les titres, en simplifiant les composantes du texte, en lui insufflant des avatars mirifiques et en valorisant les éléments clés des récits originaux de notre enfance, le joaillier construit une histoire visuelle jouant avec les réminiscences de notre mémoire. Mis en récit, le bijou nous touche et joue un rôle de stimuli… on se souvient. Ainsi, sorte de «  thésaurus » littéraire, le bijou devient créateur d’images passerelles. Porteuse de sens, de références et de valeurs, la joaillerie se déchiffre comme un nouveau livre. Un livre au temps suspendu de la lecture. Une lecture esthétique et sensible  : 

La sympathie de la lecture est inséparable d'une admiration. 

Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, Les Presses universitaires de France, 1961 (3e éd.) 1961, p. 17

Cette admiration si chère à Gaston Bachelard (1884-1962) se retrouve avec émerveillement dans les bijoux. Nouveau credo, la littérature dans laquelle puisent les imaginations de générations de créateurs est aujourd’hui devenue une référence artistique incontournable. Conteurs dans l’âme, les joailliers réinterprètent le mythe de l’artisan, donnant une nouvelle vie à la magie du texte. Celui-ci réécrit, se matérialise alors à travers des miniatures scénarisées où s’allient métal, gemmes, dextérité et savoir-faire. Dans ces transcriptions joaillières, un nouveau chapitre se raconte… un nouvel écrin se lit… 

Notes

  1. René Lalique, pendentif L’Enlèvement de Déjanire, ivoire sculpté, or, émail, opale triangulaire oblongue, 1900-1902, Lisbonne, musée Calouste Gulbenkian
  2. René Lalique, Pendentif Léda et le Cygne, or ciselé, émail translucide à jour, saphir, vers 1898-1899

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre d'un partenariat avec l'École des Arts Joailliers, soutenue par Van Cleef & Arpels.

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