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La musique et les mots

Concerto a tre
Concerto a tre

Édition Wilhelm Hansen, Francfort-sur-le-Main, 1976

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Les mots sont musique - quelle meilleure preuve que la poésie ? Ainsi, certains auteurs contruisent leurs textes comme des partitions typographiques.

Mots à modeler, mouler, meuler.

Michel Leiris

Que les mots soient une musique, toute la poésie en est la preuve : sonorité, rythme, silence, harmonie, termes qui parlent de la musique comme de la poésie. Rémy Peignot remarque que le geste d’écrire, que l’écriture manuelle « suit une cadence dont les lettres pourraient être les notes d’une partition musicale ». La musique s’écrit en blanches et noires, comme la typographie.

Carl Dair insiste sur l’analogie réelle et non pas seulement métaphorique entre typographie et musique : « Le rythme typographique n’est pas moins rythme parce que son domaine se limite à l’espace et qu’il est perçu dans l’instant. La répétition de la même forme à des intervalles spatiaux ne diffère en rien, dans son essence, de la répétition régulière du battement musical en des intervalles temporels [...]. La régularité de l’interlettre, par exemple dans une ligne de capitales étroites, crée une sorte de battement cadencé, chaque lettre y assumant sa note particulière. L’intermot, lui aussi, apporte une certaine qualité de rythme [...]. Souvent, la simple répétition d’une initiale, d’un mot, d’un nom, reste ainsi en mémoire, s’y gravant aussi profondément que le refrain de telle chanson populaire. »

Nombreux furent les musiciens, comme Satie, sensibles à la typographie, nombreux les écrivains, comme Leiris, amateurs, au sens noble du terme, de musique. Apollon est le dieu de la musique et de la poésie, Polymnie préside au chant, à la rhétorique et à l’harmonie ; ce n’est que fort tard dans l’histoire que musique et poésie furent des activités séparées. Le terme « chanson de geste » doit être entendu au sens propre de texte chanté. Valéry Larbaud rapporte que l’écrivain Ricardo Guïraldes, se plaignant de l’insuffisance et de l’imprécision des signes de ponctuation, voulait les remplacer ou les compléter par des signes musicaux, soupirs ou demi-soupirs.

Claudel, dans une lettre à un ami musicien, oppose la consonne, matériau du dramaturge, à la voyelle, celui du compositeur : « Pour un musicien, tout consiste somme toute dans la voyelle, la note n’est qu’une voyelle glorifiée. Pour l’écrivain, au contraire, et surtout pour l’écrivain dramatique, l’élément essentiel à la diction est la consonne. La voyelle est la matière, la consonne est la forme, la matrice du mot et aussi l’engin propulseur dont la voyelle avec tout son charme n’est que le projectile »

Retrouvant la tradition des grands rhétoriqueurs joueurs de mots, de rimes et de sons, Louise de Vilmorin bâtit un poème sur les noms des notes de musique :
FADO
« [...]Récit d’eau
Récit las
Fado !
L’âme, île amie
S’y mire effarée.
[...] »

Michel Butor précise l’analogie étroite entre le Coup de dés de Mallarmé et une partition musicale : « J’ai déjà dit la volonté de Mallarmé de reprendre son bien à la musique et de construire son texte comme une partition. C’est en détail que le Coup de dés est conçu comme une partition, avec un certain nombre de procédés qui sont tout à fait classiques en musique dans la façon d’utiliser la disposition de la page. Mallarmé nous dit que la différence de corps, le fait qu’il y ait des mots plus grands que d’autres, c’est l’équivalent de la différence d’intensité. Et on peut trouver dans le Coup de dés des structures bien connues dans l’écriture musicale à l’époque et qu’aucun critique n’avait eu l’idée de chercher à l’intérieur de l’écriture littéraire. Le Coup de dés est ce qu’on peut appeler une « augmentation ». Nous avons une phrase donnée d’abord qui est un thème : « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. » Ce thème va ensuite être étalé, allongé avec un contrepoint considérable qui va venir se loger dessus, dessous, à l’intérieur, etc.

Mallarmé joue un rôle décisif dans [la] prise de conscience du livre comme partition. La partition est une sorte de livre, et il faut regarder le livre lui-même comme une partition. Une page de livre est un ensemble de dessins et aussi une partition... »

Un coup de dés jamais n’abolira le hasard
Un coup de dés jamais n’abolira le hasard |

© Bibliothèque nationale de France

Pour le futuriste Russolo, la notation des bruits ne se limite pas à la simple reproduction de la réalité ; les onomatopées ne marquent pas le retour en force du descriptif dans la poésie, comme l’avait remarqué Apollinaire, mais servent de matériau à une nouvelle combinatoire musicale que Marinetti (le premier traducteur de Mallarmé en italien et un bon connaisseur de Jarry) exprimera typographiquement.

Les Mots en liberté futuristes
Les Mots en liberté futuristes |

Bibliothèque nationale de France

En 1918, Raoul Hausmann invente le poème phonétique où la lettre est instrumentalisée comme élément visuel et sonore ; elle n’est plus une unité alphabétique mais matériau en soi. C’est ce matériau artistique « pris dans la nature » que Kurt Schwitters va utiliser pour sa poésie comme pour certains de ses dessins ; la « poésie abstraite » valorise le mot par rapport à sa sonorité et le libère de ses associations. Schwitters affirme en 1924 que l’ordre du discours n’importe plus et met l’accent sur la sonorité et le rythme : « Dans un poème, ce ne sont pas le sens et la rhétorique des mots, mais les voyelles et les consonnes, et même les caractères de l’alphabet qui doivent être porteurs d’un rythme. » Il va pousser l’expérience si loin que dans une lettre à son ami Arp, non seulement il supprime les capitales des substantifs – obligatoires en allemand –, mais aussi la ponctuation, les espaces entre les mots, les accents sur les voyelles ; il va jusqu’à considérer que, de même qu’en mathématiques l’ordre des facteurs ne change pas la somme d’une multiplication ou d’une addition, l’ordre des lettres à l’intérieur d’un mot importe peu : c’est ainsi que liebe (« cher ») est l’équivalent de leibe (« corps »).

Musique et typographie vont se trouver exaltées et unies comme jamais elles ne l’ont encore été dans Ursonate ou « Sonate de sons primitifs », datant de 1927, publiée en 1932 dans une mise en pages de Jan Tschichold et dont il existe également un enregistrement extraordinaire dit/chanté/récité par Schwitters.

La Conversation-sinfonietta (1955) du poète Jean Tardieu a été typographiquement orchestrée par Massin en 1966. Il s’agit ici aussi de musique et de typographie, mais le titre dit « conversation », et les six voix de ce sextuor prononcent des phrases, des mots qui présentent du sens, contrairement à la sonate de Schwitters dont le sens naît directement des sons ; on pourrait qualifier l’œuvre de Tardieu d’opéra de chambre. Le texte de la sinfonietta, prévu pour être interprété sur un théâtre dont le décor représente un studio de radio ou une salle de concert, est précédé d’une « règle du jeu » qui reconnaît explicitement la dette de Massin envers le coup de dés de Mallarmé dont il reprend ici les principes essentiels : « Les six voix de ce sextuor (soprano, ténor, deux contraltos et deux basses) sont ici interprétées à l’aide de six caractères typographiques différents, la voix la plus haute bénéficiant d’un caractère léger, presque aérien, les voix basses, au contraire, s’exprimant dans un registre naturellement plus grave, plus lourd, et les voix mezzo dans une « couleur » et un dessin typographique intermédiaires.
Nous avons donc été amenés à disposer les voix au niveau même de leur registre, depuis la voix soprano placée très haut jusqu’aux basses qui occupent la partie inférieure de la page. En d’autres termes, la page se présente comme une partition d’orchestre – portées musicales en moins – tandis que le lecteur occupe en quelque sorte la place du chef d’orchestre. »

Butor va, à la suite de l’audition des Trente-trois variations sur une valse de Diabelli de Beethoven, triplement interpréter chacune d’elles en faisant correspondre passé, présent et avenir, le ciel et la terre, les temps et les lieux, Shakespeare, Goethe et Jean-Jacques Rousseau, les divinités païennes et les fêtes de la chrétienté, pour faire surgir toute une cosmogonie. Cette correspondance universelle est la version contemporaine d’une idée presque aussi vieille que l’humanité :

« La mise en relation du ciel et de la gamme remonte à l’Antiquité, et à partir du moment où Guido d’Arezzo donna aux notes du mode majeur les noms qu’elles ont conservés jusqu’à aujourd’hui, la coïncidence du mot sol pour désigner la cinquième note, la dominante, et la dominante de notre ciel, le soleil en sa cinquième sphère hantait les esprits. »

Provenance

Cet article provient du site L’aventure des écritures (2002).

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