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La notation musicale

Le signe et le son
Chansonnier cordiforme
Chansonnier cordiforme

© Bibliothèque nationale de France

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Nombreux sont, dans les différentes cultures du monde, les liens entre l’écriture musicale et l’écriture du texte. La notation musicale semble née de l’écriture même, à laquelle elle emprunte ses premiers signes.

Sans être universelle, la notation musicale est présente dès les origines de l’écriture. Attestée au 16e siècle av. J.-C. sur une tablette babylonienne, elle semble née de l’écriture même, à laquelle elle emprunte, pour la désignation des notes, lettres alphabétiques et accents grammaticaux. Apparue au 11e siècle, la portée, avec son système de lignes et d’interlignes, n’évoque-t-elle pas également une démultiplication de la ligne d’écriture ? Vocale, l’écriture musicale indique le mouvement de la voix, elle en donne à voir les montées et les chutes, réalisant en quelque sorte l’accomplissement sensible de la parole.

Plus tardivement instrumentale, elle devient la concrétisation d’un au-delà des mots, offrant la possibilité miraculeuse de passer sans détour du son pur au sens nu.

L’écriture du son n’apparaît pas dans toutes les civilisations

L’écriture du son est une conquête tardive. Conquête toute limitée et relative également, puisque là où naît l’écriture musicale elle demeure l’apanage de la musique savante, la tradition orale s’y substituant durant des siècles pour les musiques de divertissement, les musiques traditionnelles et le chant populaire. Et des peuples de haute culture, où fleurirent les lettres et les arts, s’en sont fort bien passés. Néanmoins, même si l’écriture du son n’apparaît pas dans toutes les civilisations de l’écrit, ce dernier est l’antécédent, nécessaire et obligé, où elle puise ses premiers éléments. Ainsi peut-on identifier, sur une tablette babylonienne du 16e siècle av. J.-C., une notation destinée à la harpe, où les lettres d’un alphabet cunéiforme servent à désigner les différentes cordes de l’instrument. Plus proche de nous, apparue en Grèce au 6e siècle av. J.-C., une notation musicale fait usage de l’ordre alphabétique pour désigner la succession des notes selon leur hauteur. L’Occident chrétien reprend ce procédé au 9e siècle, mais seules les sept premières lettres de l’alphabet sont utilisées, répétées ensuite dans une graphie différente selon l’octave.

Évangiles grecs
Évangiles grecs |

© Bibliothèque nationale de France

Même la notation ekphonétique en usage au Moyen Âge à Byzance, véritable projection graphique des mouvements de la voix chantée, va chercher ses origines dans l’écriture du langage parlé. Elle a pour but premier de fixer la lecture solennelle des textes sacrés, selon la croyance quasi magique que le texte révélé est et doit être immuable. Issue des accents grammaticaux, elle permet, par un système de signes posés au-dessus du texte à chanter, d’indiquer si la voix monte ou descend. Au départ simple aide-mémoire à une mélodie déjà transmise oralement, elle ne cesse de se perfectionner durant dix siècles, sans jamais sortir cependant de son domaine d’application originel : le chant d’église monodique.

L’homme occidental, lui, a senti tardivement la nécessité de noter la musique qui servait à son culte et à ses divertissements. Mais la notation de la voix chantée qu’il invente au 9e siècle présente des points communs avec sa grande sœur orientale. En effet, tout comme la notation ekphonétique, les neumes sont écrits d’un mouvement de plume qui suit le mouvement de la voix, et leur apparition n’est pas étrangère non plus à l’Église et à sa volonté de reproduire sans défaillance une liturgie précise. L’écriture neumatique se présente sous la forme de petites barres inclinées mélangées à des points : la mélodie est notée, mais sans mesure précise des intervalles. Loin de se prêter à une lecture directe, cette notation, nettement déficitaire en signes si on la compare aux notations ultérieures, est conçue pour des hommes qui font appel au souvenir et à l’expérience lorsqu’ils veulent reproduire le chant noté.

Tropaire de Saint-Martial de Limoges
Tropaire de Saint-Martial de Limoges |

© Bibliothèque nationale de France

L’écriture de la musique instrumentale

Le Moyen Âge se préoccupe peu de noter la musique instrumentale sous une forme particulière : il connaît le concert instrumental, mais les instruments jouent ce qui n’est presque toujours qu’une fidèle transcription de la musique vocale.

Il faut attendre le 15e siècle pour que l’instrument échappe à l’accompagnement et s’empare du rôle de soliste. À cette nouvelle autonomie correspondent la naissance et l’essor, trois siècles durant, d’une notation originale propre à l’instrument à cordes pincées (luth, guitare, cistre, etc.) et à la forme des compositions qu’il suscite : la tablature. En effet, la tablature est une notation « directe » qui renvoie concrètement à l’endroit où placer les doigts sur le manche de l’instrument. Elle comprend cinq ou six lignes équidistantes, chaque ligne représentant une corde. Sur ces lignes, des figures, lettres ou chiffres viennent montrer où poser les doigts de la main gauche sur les cordes.

Recueil de tablatures de luth
Recueil de tablatures de luth |

© Bibliothèque nationale de France

L’écriture neumatique, de son côté, ne cesse d’évoluer depuis le 9e siècle : au 11e apparaît la portée, système de lignes et d’interlignes où les notes prennent place, de façon à figurer précisément leur hauteur. Au 12e siècle, l’usage de la plume d’oie, qui remplace le roseau taillé, transforme le punctum des neumes en un carré noir. Cette notation carrée, avec la portée munie de ses clefs, se retrouve dans ses principes jusqu’à aujourd’hui. À la faveur du remplacement du parchemin par le papier, le 15e siècle voit les notes noires et compactes, dont l’encre traverse trop facilement la feuille, s’évider pour devenir de blancs losanges.

Le 16e siècle enfin, sous l’influence de l’imprimerie, favorise la diffusion de la notation ronde que nous connaissons. Le système sur lequel nous vivons encore pour l’essentiel s’est figé entre 1650 et 1750. Il est suffisamment précis pour noter la polyphonie vocale ou instrumentale, mais il se soucie peu de fournir des indications sur les nuances, le tempo, la dynamique ou le phrasé. Face à des partitions vieilles de trois siècles, le lecteur contemporain est alors confronté à une liberté dont il ne sait parfois trop que faire, tant toute notation est fondée sur un jeu de conventions et d’habitudes d’exécution.

Fugue en ut majeur pour pianoforte
Fugue en ut majeur pour pianoforte |

© Bibliothèque nationale de France

En Occident la partition se veut une inscription fidèle au compositeur

Parvenue au 19e siècle, c’est dans sa fonction même que la notation évolue : parallèlement à la transformation du statut social du compositeur, qui voit l’émergence et la reconnaissance de la propriété artistique, l’écriture devient le moyen de communiquer une composition personnelle qui doit être reproduite sans altération. Le nombre des signes destinés à l’interprète augmente alors sensiblement : la partition devient un objet fini en soi et elle se veut désormais, plus que trace ou aide-mémoire, un moyen de reproduction fidèle à son auteur. Elle n’y parvient jamais qu’imparfaitement car rien ne saurait empêcher qu’une partition, aussi explicite soit-elle, laisse toujours place à l’ambiguïté, surtout hors de l’espace et du temps qui ont vu sa création. Car la notation est considérée subjectivement à la fois par le compositeur et par l’interprète.

C’est souvent du commerce intime avec une même œuvre, pendant de longues années, que naît chez l’artiste la meilleure interprétation qu’il puisse en donner. Sans doute parce qu’il faut rechercher la vérité au-delà de la notation, et toujours partir à la découverte du sens réel et profond de l’œuvre pour réaliser la pensée première du compositeur.

Un changement d’attitude intervient au milieu du 20e siècle : faut-il invoquer l’usure du système traditionnel, l’extension considérable du matériau sonore ? Certes, mais surtout les bouleversements auxquels a conduit l’électronique : désormais, les rapports de l’homme à l’écrit musical sont différents puisque la musique peut être engendrée, produite et reproduite sans le support de l’écriture. Il est vrai que certains créateurs, et non des moindres, n’ont jamais cédé à la tentation des nouvelles écritures. Mais on a pu voir le compositeur renoncer, quand ils ne lui semblaient pas nécessaires, aux cinq lignes et aux signes usuels. Pour répondre à ses besoins spécifiques, il crée des signes qui s’apparentent souvent à un langage personnel et abandonne jusqu’à la notation traditionnelle au profit de partitions graphiques où il sollicite toutes les ressources créatives de l’interprète. Proches de la peinture, ces partitions sont des espaces d’échanges et de suggestions, mais leur langage est bien plus codé qu’il n’y paraît.

Concerto a tre
Concerto a tre |

Édition Wilhelm Hansen, Francfort-sur-le-Main, 1976

Lieux d’interférence du monde visuel et du monde sonore, composées avec un type nouveau d’indications d’exécution, ces partitions exigent pour leur interprétation la lecture préalable de véritables modes d’emploi : chacune est écriture en soi.

Provenance

Cet article provient du site L’aventure des écritures (2002).

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