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La notation musicale en Occident : l’empire des notes

Neumes de Saint-Gall
Neumes de Saint-Gall

© Bibliothèque nationale de France

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Le système de notation musical occidental dérive des conceptions mathématiques de la Grèce antique, mais aussi de besoins plus prosaïques nés dans le cadre liturgique

Les « notes » grecques

La grande différence entre le monde gréco-latin et le monde chinois est que ce dernier s’appuie sur un système de relations analogiques entre le monde musical et l’univers, tandis que le monde grec construit sa musique sur des rapports logiques entre des sons décontextualisés. C’est vers le milieu du 4e siècle av. J.-C. que Platon (Timée) franchit le seuil de l’abstraction mathématique, pour calculer les intervalles de la gamme.

Les Grecs utilisent, à partir du 4e siècle av. J.-C., deux alphabets pour noter les hauteurs de sons (échelle de sept sons divisée par quarts de ton). La notation des compositions est faite par des professionnels de la notation et non par les compositeurs. L’élaboration des œuvres, qui comportent une large part d’improvisation, se fait sans l’utilisation de l’écrit. Les compositions sont dictées après coup pour leur conservation. Cette pratique s’est poursuivie jusque vers la fin du Moyen Âge en Europe.

L’Occident médiéval et moderne

On fait de la musique pour le papier, alors qu'elle est faite pour l'oreille.

Claude Debussy

En Occident, le chant de l’Église romaine, d’abord issu de la liturgie hébraïque, a été la seule expression musicale savante pendant une grande partie du Moyen Âge. Transmis oralement dans les premiers siècles, il est devenu, sous l’impulsion de Charlemagne, l’instrument de propagation de la foi et de l’unité de l’Église. L’invention d’une notation, pour faciliter sa diffusion, a été l’un des objectifs majeurs des moines d’Occident. Un intense travail théorique a été accompli, s’inspirant des principes d’ordre, de nombre et de mesure établis par les Grecs et développés par les Pères de l’Église, dont saint Augustin. La mise en valeur du sens du texte religieux prime sur l’expression musicale à son service, comme le réaffirmera un peu plus tard saint Thomas d’Aquin :

Ce qui importe n'est pas la musique mais le texte, le Verbe de Dieu.

Notation ekphonétique
Notation ekphonétique |

© Bibliothèque nationale de France

C’est donc parallèlement au texte latin (en général placé au-dessus) que s’inscrivent les premiers signes « musicaux », les neumes, épousant la disposition horizontale et la latéralité (de gauche à droite) de l’écriture alphabétique gréco-latine. Ces premiers neumes, très imprécis, sont d’abord les accents grammaticaux empruntés à la langue latine (grave et aigu) et à la poésie grecque, désignant l’élévation ou l’abaissement de la voix. Notation toute relative, l’accent aigu désigne une note élevée, et l’accent grave une note basse. Puis ces neumes se groupent (ligatures) pour rendre compte des mouvements sonores mélismatiques du plain-chant. D’abord chironomie, ces neumes vont parfois s’adjoindre des lettres pour préciser les hauteurs (neumes mixtes). D’autres lettres, suscrites, indiquent les variations rythmiques. Par une mutation graphique, les accents se transforment en points et en bâtonnets.

De ces signes, qui mettent plusieurs siècles à se standardiser, émerge, par mutations successives, toute la notation classique. Rompant avec la tradition orale, le but de cette entreprise est de « savoir chanter n’importe quelle mélodie d’après la notation, sans l’aide d’un maître » (Musica Enchiriadis, 9e siècle.)

Au 10e siècle, une invention d’origine technique, la ligne, va bouleverser l’histoire de la notation. La musique se place désormais sur l’axe horizontal du temps, matérialisé par la ligne, qui scelle son destin de texte : linéaire, séquentiel et souvent narratif, issu du texte alphabétique, inscrit en parallèle sur la page. Les compositeurs des siècles suivants, même lorsqu’ils tenteront d’autonomiser la musique instrumentale « pure », ne pourront se détacher de cette empreinte. Ils « prendront le train en marche » et entreront dans le moule graphique destiné à la musique religieuse médiévale, alliant texte liturgique et musique. Ils construiront leurs œuvres à partir de cette notation, obéissant au même principe de successivité, à la même destination et à la même logique que la phrase verbale écrite lui ayant servi de matrice.

Notation neumatique italienne
Notation neumatique italienne |

© Bibliothèque nationale de France

Inventions des moines bénédictins, produits de la pensée religieuse médiévale héritière de l’Antiquité, ces principes de notation s’améliorent, puis se complexifient, notamment sur le plan rythmique. Mais si la base graphique et ses prolongements, élaborés entre le 10e et le 17e siècle, ont fait l’objet de plusieurs centaines de tentatives de réformes ou de remplacement, la notation, une fois établie et généralisée, a montré une grande résistance au changement. Elle reste le substrat de toute la production religieuse et surtout profane des compositeurs jusqu’au 20e siècle, et règne toujours en maître dans les logiciels de notation actuels. D’aide-mémoire, elle est devenue le formidable instrument de pensée, d’élaboration et de fixation des grandes formes architecturales occidentales (fugue, sonate, variation) et de tout le répertoire musical écrit.

Si l’écriture alphabétique, en tant que telle, n’a pas perduré dans la notation de la musique classique occidentale (la notation alphabétique fait pourtant son retour au 20e siècle dans les « grilles » de jazz, associée aux chiffres arabes et à la notation classique sur portée), son influence n’en a pas pour autant disparu. La notation classique, qui en est la sophistication, la prolonge, en perpétue l’esprit et l’amplifie dans ses effets, assurant la prééminence du compositeur, considéré comme seul créateur, aux dépens de la créativité des exécutants, soumis au texte écrit qui leur dicte chaque note et dévoués à sa restitution fidèle.

Notation musicale classique
Notation musicale classique |

© Bibliothèque nationale de France

Arriver à faire dire au texte ce qu’il a à dire – ou ce qu’il n’a pas encore dit – est sans doute la seule et méritoire « marge de manœuvre » d’un interprète de génie. Il faudra attendre Debussy pour que le son, en tant que résonance, totalité en elle-même, soit « réhabilité » et qu’un pont soit jeté vers les conceptions asiatiques de la musique. Debussy n’a pas rejeté la notation classique. Peut-être l’aurait-il fait s’il avait vécu plus longtemps ? Beaucoup de compositeurs de la seconde moitié du siècle n’y ont pas manqué, sans jamais parvenir à un consensus. La question trouvera peut-être sa réponse dans une reconsidération de la nature même de la musique : art des notes ou art des sons... et du silence ?

Provenance

Cet article provient du site L’aventure des écritures (2002).

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