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Écriture et parole

Bhagavatapurana
Bhagavatapurana

© Bibliothèque nationale de France

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Tout semble opposer l’écriture, pratique silencieuse, froide et durable, à la parole, vivante, fugace, chargée d’émotion. Pourtant le jeu entre ces deux pratiques de la langue est plus sutbil qu’il n’y paraît. L’écriture enferme-t-elle la parole ? La parole donne-t-elle vie à l’écriture ?

La parole pourrait bien être, selon la formule d’Anne-Marie Christin, « le tourment de l’écriture ». Lorsqu’elle prétend conserver la parole, l’écriture semble atteinte de démesure. La parole vole comme un oiseau, jaillit comme une flamme, elle est présence, instantanéité, fulgurance, elle persuade et elle agit, elle convainc ou suscite la contradiction, l’éveil ou le dialogue.

Comment l’écriture pourrait-elle enfermer le feu volatil, éphémère et vivant de la parole ? N’intervient-elle pas toujours avec un temps de retard ? Ne repose-t-elle pas sur l’absence de celui qui parle ? L’écriture est un médium « froid », son pouvoir d’émotion et de transformation semble faible au regard de la puissance créatrice de la parole. Dans la tradition védique indienne, elle apparaît comme une déperdition spirituelle de l’énergie inhérente à la parole.

Pour les Celtes, le dieu de l’écriture, Ogmios, est aussi le dieu des liens, car ce qui est écrit est fixé définitivement. Le procès intenté par Platon à l’écriture, source d’oubli dans les âmes, n’a rien perdu de son pouvoir d’interrogation.

Faut-il condamner l’écriture comme un danger de mort pour la parole, une prison où la pensée se fige ? Sans trancher ce vieux débat, il est possible de tenter de comprendre ce qui se passe quand l’homme essaie par l’écriture d’ « attraper » la parole.

On pourrait dire qu’il travaille alors dans deux directions : à partir d’une analyse de la langue, il cherche à noter rigoureusement les différentes unités de sons qui constituent les mots ; dans un souci de transcrire, au-delà des mots, les inflexions, les intonations et les musiques de la voix qui les porte, il invente des signes discrets, parfois totalement muets, ceux de la ponctuation : ils donnent au texte sa respiration, son interprétation émotionnelle et mélodique, animant l’épaisseur des mots d’une chorégraphie de gestes silencieux qui en colorent le sens.

Plus que toute autre, l’écriture alphabétique s’appuie sur une décomposition de la langue. Pour nous, héritiers d’une longue tradition latine, il semble acquis que l’écriture est la transcription de la chaîne parlée du discours et que les différents sons articulés de notre langue y trouvent leur image fidèle.

L’alphabet nous apparaît comme une sorte de miracle de transparence, un décalque parfait de la langue, là où les systèmes idéographiques manifesteraient, eux, une sorte d’opacité à la parole. Notre alphabet serait ce miroir idéal où tout ce que nous prononçons serait écrit, où tout ce que nous écrivons serait prononcé. Il n’en est rien pourtant, et il nous faudra bien convenir que notre système alphabétique comporte des éléments idéographiques persistants, au rang desquels on peut compter les signes grammaticaux (ainsi la marque du pluriel, les accents permettant de distinguer « ou » et « où », « a » et « à », etc.) qui établissent des différences de sens imperceptibles à l’oreille.

Plus largement, l’orthographe ne fonde-t-elle pas la détermination du sens sur une reconnaissance purement visuelle du mot ? C’est une lecture idéographique qui nous permet ainsi de distinguer sémantiquement entre « ver », « vert », « vair », « verre » ou « vers », qui se prononcent de manière identique. L’écriture alphabétique vocalique n’est donc pas le reflet parfait de la chaîne parlée.

Si nous nous aventurons dans les écritures alphabétiques qui ne notent que les racines consonantiques des mots, comme l’hébreu et l’arabe, cette distorsion entre écriture et parole nous apparaîtra encore plus forte : en effet, si le fonctionnement de l’écriture arabe ou hébraïque était appliqué à la transcription du mot français « mère », celui-ci serait écrit « MR », c’est-à-dire qu’on n’y trouverait pas de voyelle et que le lecteur devrait choisir, en fonction du contexte, entre différentes formes phonétiques, sémantiquement proches. L’écriture consonantique semble étrangement « trouée » par rapport à la parole.

Cet écart est encore plus frappant si l’on aborde l’écriture chinoise où il est impossible de comprendre le sens d’un document lu à haute voix sans consulter le texte écrit, en raison d’un nombre très important d’homophonies (c’est un peu comme si l’on se trouvait obligé, en entendant « la république », de consulter le texte écrit pour savoir s’il faut comprendre « l’art est public », « l’arrêt public » « la raie publique », etc.).

Pour un Chinois, l’écriture n’est sûrement pas la reproduction de la chaîne parlée, elle ne l’est que très partiellement dans l’écriture alphabétique. On peut donc dire que si l’écriture aboutit à la production de textes obéissant aux mêmes règles linguistiques que les réalisations orales, ceux-ci en diffèrent pourtant sensiblement au point que le passage de l’oral à l’écrit équivaut à une véritable traduction. Et, comme dans toute traduction, il y a à la fois déperdition et transmutation, accomplissement différé.

L’écriture est magie visuelle, miracle qui donne corps aux silences et aux sons, figures à la pensée. Mais par l’opération alchimique de la lecture, elle s’enracine à nouveau dans la parole, redonnant vie et souffle au texte mystérieusement pétrifié, lui rendant les couleurs de la voix

Provenance

Cet article provient du site L'aventure des écritures (2002)

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