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Modeste Mignon

Honoré de Balzac, 1845
La Lettre
La Lettre

Bibliothèque nationale de France

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Modeste Mignon n'est pas le plus connu des romans de Balzac ; pourtant, cette histoire aux allures de vaudeville adopte parfois des accents féministes qui font de la jeune héroïne romanesque bien plus qu'une potiche à marier.

Une intrigue de vaudeville

Eh bien ! Mon petit ange, dit le père à sa fille...
Eh bien ! Mon petit ange, dit le père à sa fille... |

Bibliothèque nationale de France

Modeste, une « jeune personne » de province, passionnée de lecture, écrit par l’entremise de son libraire à un poète parisien, Canalis. Accablé de telles correspondances, il abandonne son épistolière aux bons soins de son jeune secrétaire, Ernest de La Brière. L’intrigue se corse lorsque le sensible et honnête La Brière découvre que la correspondante qu’on lui a cédée se trouve être devenue une riche héritière (six millions !). Au risque de se voir rabrouer définitivement par son « ange de la poste », il avoue la supercherie.

Mis au courant de l’aubaine qu’il a failli manquer, le fat Canalis se met sur les rangs. Usant de ses avantages de poète de l’« école angélique » adulé du noble Faubourg, il se pousse sans scrupules. Appâté par les millions, il est tenté de planter là sa vieille maîtresse, pourtant si utile à ses intérêts, la duchesse de Chaulieu. Un troisième prétendant est bientôt sur l’affaire, le petit duc d’Hérouville, d’un ridicule achevé, mais avec son blason et sa charge de Grand-écuyer du roi pour grands arguments. Voici donc un trio masculin qui offre à Modeste le piquant bonheur d’assister, non sans férocité, au « vaudeville des prétendus, quoiqu’elle y jouât le rôle de jeune première ».

Repoussant avec mépris le jeune secrétaire qui a avoué le stratagème, Modeste succombe d’abord aux séductions affriolantes du poète, tout en se laissant tenter aussi par la perspective de devenir duchesse, en épousant M. d’Hérouville. Mais grâce au bon sens de son père, Charles Mignon, qui se méfie des façons de paon du barde parisien, grâce surtout aux espionnages du nain Butscha, qui met à nu l’ambition à froid de ce vaniteux « marchand d’orvietan littéraire » qu’est Canalis, le mariage de la lectrice et de son « faux grand homme » n’aura pas lieu. C’est finalement vers l’honnête La Brière que finira par se tourner la jeune fille, tombée de la (fausse) poésie dans la prose sentimentale. Par raison d’abord, avec amour bientôt.

Car Modeste, qui sut éviter selon sa promesse les ridicules du pédantisme, est encore l'orgueil et le bonheur de son mari comme de sa famille et de tous ceux qui composent sa société.

Balzac, Modeste Mignon

Genèse de l'œuvre

Portrait d’Ewelina Rzewuska Hańska
Portrait d’Ewelina Rzewuska Hańska |

Bibliothèque nationale de France

Si l’on en croit sa correspondance avec Mme Hanska, qui fut longtemps sa maîtresse et sa confidente avant de devenir sa femme, c’est cette dernière qui a imaginé le canevas dont Balzac a tiré le sujet de Modeste Mignon. Ce canevas est aujourd’hui perdu, comme la quasi-totalité des lettres de Mme Hanska. Mais à l’origine de ce roman, il y a d’abord, à l’évidence, la propre expérience de l’auteur vis-à-vis des lettres de lectrices, au ballet desquelles Mme Hanska elle-même a contribué. 

On se dit cela, mon cher à la première, à la seconde lettre, dit Canalis ; mais quand c'est la trentième !

Balzac, Modeste Mignon

Peut-être, au début, fut-elle aussi maltraitée que Modeste l’est par Canalis, et livrée comme lui à une plume de substitution… L’expérience a dû être ravivée par la traduction française, en 1843, des lettres de Bettina Brentano à Goethe, que Balzac a lues à Saint-Pétersbourg. Sur elles, il a laissé un jugement inachevé, où il s’en prend à la phraséologie de la jeune exaltée comme à la froideur de Sphinx de l’auteur de Faust, qui, à ses missives trop assidues, préfère les gilets que lui brode Bettina.

Dès la réception de la lettre où Mme Hanska lui dit avoir composé une nouvelle sur ce thème, nouvelle qu’elle aurait ensuite détruite, Balzac se met au travail, avec la furia des grandes œuvres. Sans attendre de recevoir la réécriture de sa nouvelle qu’il a demandée à Mme Hanska, par lettre du 1er mars 1844, il remplit à grands traits sa toile, et cela si lestement que la première partie est prête à paraître dans le Journal des Débats dès le 4 avril 1844, en lieu et place des Petits Bourgeois, qui, primitivement annoncés, resteront dans ses cartons.

De cette œuvre entamée dans l’allégresse et « poussée comme un champignon », le manuscrit témoigne des difficultés imprévues qu’a eues Balzac pour la boucler, dérouté qu’il fut par une maladie qui, pour quelque temps, ébranla en profondeur sa confiance en lui.

Elle serra la main de Modeste et lui dit : Je l'aurais choisi
Elle serra la main de Modeste et lui dit : Je l'aurais choisi |

Bibliothèque nationale de France

En plus du manuscrit complet, nous disposons du feuilleton paru dans le Journal des Débats, — en trois époques : avril, mai, juillet 1844, avec des suppressions inspirées par la pruderie de la rédaction — ainsi que d’un jeu très complet d’épreuves, pour le tome IV de l’édition Furne de La Comédie humaine. Malgré sa date officielle (1845), la composition de ce volume paraît avoir précédé l’édition Chlendowski (1844), qui, sur certains points, semble postérieure au Furne corrigé.

Ce dossier génétique fourni permet de mesurer les changements qu’ont eu à subir sur épreuves certaines des parties de ce récit, le début en particulier. Au lieu que, dans le manuscrit, le cadre topographique était d’abord sagement planté et les principaux personnages biographiés de manière un peu systématique, sur épreuves, des ajouts et des interversions font que l’action commence in medias res par la présentation du ménage Latournelle et du clerc Butscha. Ce jeune clerc de notaire, d’abord amoureux transi de Modeste, change alors de nature : il devient un « nain mystérieux », espiègle et doué pour l’espionnage. C’est lui qui sera le principal agent de la « souricière » par laquelle tous ses familiers espèrent prendre Modeste en flagrant délit d’intrigue amoureuse avec un mystérieux prétendant. Ce que toute la famille craint, en raison de la fin tragique de la sœur de Modeste, Bettina-Caroline, qui, telle Laurence Balzac, est morte d’une union mal assortie avec un promis sans scrupule : l’archive familiale est patente. Et c’est aussi le nain miraculeux, qui, plus tard, se fera le défenseur de Modeste et le dénonciateur des menées intéressées de Canalis.

Le personnel du roman

Canalis
Canalis |

Bibliothèque nationale de France

Donnant son nom à ce roman — qui s’est pourtant cherché d’autres titres pour mieux mettre l’accent sur la nature théâtrale de cette intrigue de vaudeville : Le Programme d’une jeune fille, Les Trois Amoureux —, Modeste est bien ici le point focal. C’est sur elle que convergent tous les regards, concupiscents ou angoissés. Capricieuse déesse dont dépendent toutes les destinées, elle est aussi l’objet principal de l’analyse. Le portrait est d’autant plus réussi que le personnage est loin du simple chromo. Elle vit pour de bon, Modeste, pour une bonne part en raison de ses contradictions. Jeune Bovary mélancolique, éprise par livre interposé, elle se lance dans l’aventure d’une correspondance pseudonyme où elle fait assaut d’esprit, — et où Balzac peut déployer toute sa verve épistolaire. Mais c’est aussi une jeune fille libre, qui, ne voulant pas être épousée pour ses millions, met à l’épreuve ses prétendants avec une allègre férocité. Par sa détermination, quasi féministe avant l’heure, elle est la sœur de l’allemande Mina de Wanghen qu’a mis en scène Stendhal (dans un récit alors inédit mais dont il aurait pu informer l’admirateur de La Chartreuse).

Le faux poète, Canalis, indigne objet des adorations de cette amoureuse fourvoyée, n’a rien à voir, dans le réel, avec l’idole qu’elle s’est forgée, à coups d’alexandrins vagues et d’une lithographie avantageuse vue à la vitrine du libraire. C’est un arriviste, un Tartuffe littéraire, un poète parvenu par les douairières du noble Faubourg, tel le tout jeune Lamartine, lancé par les salons aristocratiques de la Restauration. 

Sa lyre ne possède pas sept cordes, elle n'en a qu'une ; et à force d'en avoir joué, le public ne lui laissait plus que l'alternative de s'en servir à se pendre ou de se taire.

Balzac, Modeste Mignon

Un tricheur aussi, tels Liszt ou Victor Hugo, selon Balzac. Déjà bedonnant et à bout d’inspiration, il songe à se reconvertir dans la haute politique, encouragé en cela par la duchesse de Chaulieu, qui le tient par l’ambition. Une telle césure entre le « talent » et le « caractère » est l’occasion pour Balzac de rappeler ses thèses de la Préface de La Peau de chagrin. Pas de continuité automatique entre l’homme et l’auteur, loin de là : car « s’il y a des auteurs et chez lesquels l'œuvre et l'homme sont une seule et même chose, […] il est d'autres écrivains dont l'âme et les mœurs contrastent puissamment avec la forme et le fonds de leurs ouvrages ». Une sorte de Contre Sainte-Beuve avant la lettre, mais dirigé surtout contre les pantins de la littérature tels que Canalis, plus libres d’agir impunément en ces temps de littérature industrielle et de comédie en plein vent.

Ernest de la Brière
Ernest de la Brière |

Bibliothèque nationale de France

Par contraste, le modeste La Brière a le sérieux, la sagesse, la vertu des « bons jeunes hommes » que le prix Monthyon guette, et aussi leur côté effacé au premier abord. Dans La Femme supérieure où il est apparu pour la première fois, il était le secrétaire d’un grand ministre, et, comme Z. Marcas (1840), le véritable auteur de ses coups de génie. Ici, il est le « caudataire » de Canalis, secrétaire mais aussi jeune ami et homme lige. L’amitié qu’il porte malgré tout à son patron et l’honnêteté foncière qui est la sienne le portent à avouer à Modeste la supercherie à laquelle il s’est prêté, d’abord par envie des succès faciles du poète mais, très vite aussi, par amour. Il encourt ainsi le mépris rageur de la jeune fille, marrie d’avoir, telle une princesse de Marivaux, coqueté avec le valet au lieu du maître. Et tout le défi du romancier sera alors d’essayer de sauver le « pauvre jeune homme » malgré sa naïveté et ses maladresses, en lui donnant une intériorité un peu moins lisse.

Comme souvent chez Balzac, les figures secondaires n’ont rien ici de simples comparses. Si le duc d’Hérouville est un fantoche, le groupe qu’il forme avec ses sœurs, aussi revêches qu’entichées de leurs quartiers, permet à Balzac une méditation sans pitié sur la morgue de la noblesse provinciale et ses prétentions disproportionnées. Belle sincérité de la part d’un « carliste ». De même, l’évocation des aléas de fortune de Charles Mignon l’invite à une riche peinture d’histoire, celle d’une période de crise, vue à partir des fluctuations économiques provinciales, celles des armateurs du Havre. Mais il est vrai qu’on trouve aussi dans ce livre des éléments de conte de fée ou de roman-feuilleton de bas étage : le nain malicieux mais généreux, grotesque mais spirituel et sublime, venu de Walter Scott ; la mère aveugle, mais plus sensible et mieux voyante que personne, du moins quand il s’agit de sa fille, et finissant par retrouver la vue. Et jusqu’à la fourberie sans nuances de Canalis, un peu trop traître de mélodrame, mais à qui a Balzac alloue malgré tout l’aisance de manières et l’esprit d’un littérateur parisien.

Peut-être est-ce là une des raisons qui ont fait que Modeste Mignon, jugé pourtant un chef-d’œuvre par son auteur au moment même où il l’achève, est resté longtemps une de ces perles négligées — qu’on gagnera aujourd’hui à redécouvrir. Entre la relative bouderie de la critique et l’enthousiasme de l’auteur, c’est au second qu’il convient de faire confiance, même s’il est rendu moins fiable du fait d’être aussi un hommage adulateur à la Muse inspiratrice. Grâce à Jean Pommier, grâce à Anne-Marie Meininger, grâce à Maurice Regard, la genèse de ce roman tardif a été mieux comprise, sa place dans la vie épique de Balzac mieux connue. Des pistes de lecture ont été ouvertes. Aujourd’hui qu’ont été mis à nu ses intertextes goethéens et stendhaliens, et ses origines slaves insoupçonnées (Anne-Marie Meininger), on comprend mieux l’entretissage d’influences, de coïncidences, de connivences qui ont donné le jour à ce roman de la lectrice, qui est aussi un roman de la littérature, mais aussi une seconde grande réussite de Balzac dans le registre du roman épistolaire, juste après les Mémoires de deux jeunes mariées (février 1842).

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