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Les Mémoires de Saint-Simon

Manuscrit autographe des Mémoires de Saint-Simon
Manuscrit autographe des Mémoires de Saint-Simon

Bibliothèque nationale de France

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Source inépuisable de faits, de détails et d’anecdotes sur la cour de Louis XIV et sa politique, les Mémoires de Saint-Simon ont longtemps connu des critiques acerbes. Ils constituent pourtant un ouvrage littéraire remarquable à bien des points de vue, qui transcende largement la période décrite.

Une chronique des déceptions

Dans les trente ans que couvrent ses Mémoires, Saint-Simon n'enregistre, comme faits historiques, que des déceptions. Déceptions du roi vieillissant : après s'être cru en passe de régenter l'Europe, voilà qu'il entre dans la sombre période qu'évoquent les Mémoires pour l'an 1709 :

« Cependant tout périssait peu à peu, ou plutôt à vue d'œil. […] le Royaume entièrement épuisé, les troupes point payées, et rebutées d'être toujours mal conduites, par conséquent toujours malheureuses ; les finances sans ressources ; nulle dans la capacité des généraux ni des ministres ; aucun choix que par goût et par intrigue ; rien de puni, rien d'examiné, ni de posé ; impuissance égale de soutenir la guerre et de parvenir à la paix ; tout en silence, en souffrance. »

Le roi se montre inférieur à sa tâche, c’est l'époque de son impopularité croissante avec la misère de ses sujets, de la mort qui frappe à coups redoublés sa descendance et va laisser sa couronne sur la tête d'un enfant de cinq ans, le pouvoir à un neveu en qui il a si peu confiance qu'il tente, par testament, de le réduire à un rôle purement nominal.

Première déception de Saint-Simon lui-même : après la mort du Grand Dauphin, qui lui ouvre la perspective d'un avenir inespéré en promettant la couronne à son cher duc de Bourgogne, la mort de ce prince y coupe court. C’est aussi la déception devant les « bâtards », dont l'ascension, pendant les dernières années du règne, a été continue, jusqu'à faire d'eux des héritiers possibles de la couronne ; le lit de justice du 28 août 1718 les fait redescendre de ce rang exorbitant et Saint-Simon s’en réjouit, sans pour autant y trouver la solution. Il évoque parfaitement les dernières années du roi, usé :

« Dans ces derniers temps, abattu sous le poids d'une guerre fatale, soulagé de personne par l'incapacité de ses ministres et de ses généraux, en proie tout entier à un obscur et artificieux domestique, pénétré de douleur, non de ses fautes, qu'il ne connaissait ni ne voulait connaître, mais de son impuissance contre toute l'Europe réunie contre lui, réduit aux plus tristes extrémités pour ses finances et pour ses frontières, il n'eut de ressources qu'à se replier sur lui-même et à appesantir sur sa famille, sur sa cour, sur les consciences, sur tout son malheureux royaume cette dure domination. »

Louis XIV, selon Saint-Simon, voit sa vanité et son orgueil nourris et augmentés sans cesse par un entourage dont les flatteries sont proches de l'adoration. Pourtant, il conserve toujours « son goût pour le petit et le bas détail parce qu'il se sentait supérieur à ce travail, tandis que tout l'important demeurait entre les mains de ses ministres ». Le plus grand reproche de Saint-Simon à Louis XIV est de n'avoir pas eu la capacité de gouverner lui-même.

Au Conseil de Régence

Déception de la France entière, qui, comme toujours après les trop longs règnes, espérait merveilles de ce qui suivrait celui-là, et constate que le gouvernement inconsistant de Philippe d'Orléans n'apporte que des remèdes illusoires à ses maux, nouvelle déception de Saint-Simon qui en est le témoin direct et même un acteur. L'amitié du Régent et les idées prônées sur le gouvernement de la France, du vivant du feu roi, l’amènent au Conseil de Régence :

« C'était là où toutes les affaires de toute espèce avoient à être portées et décidées en dernier ressort à la pluralité des voix, et où celle du Régent ne devait être qu'une comme les autres, excepté au cas de partage égal, où […] elle serait prépondérante. » (IV, p. 800.) Saint-Simon membre, à la demande du duc d'Orléans de ce « conseil suprême », prend place, à la droite du Roi, sur le quatrième tabouret. Mais il doit vite reconnaître qu'il ne s'y « disait et se faisait presque plus rien d'important […]. Le ridicule où ce conseil commençait à tomber, [...] me fit sentir de plus en plus le danger de son cabinet, où tout se réglait, et celui du crédit de l'abbé Dubois, qui y était le maître. »

Les deux personnalités si différentes de Saint-Simon et du duc d'Orléans créent quelques étincelles :

« J'étais bien le plus ancien, le plus attaché, le plus libre avec lui de tous ses serviteurs ; je lui en avais donné les preuves les plus fortes, dans tous les divers temps les plus critiques de sa vie et de son abandon universel […], mais quelque opinion qu'il eût de moi et de ma vérité et probité, dont il a souvent rendu de grands témoignages, il était en garde contre ce qu'il appelait ma vivacité, contre l'amour que j'avais pour ma dignité si attaquée par les usurpations des bâtards, les entreprises du Parlement, et les modernes imaginations de cette prétendue noblesse. »

 L'instabilité pathologique de Philippe d'Orléans, la rouerie du Cardinal Dubois et ses propres insuffisances réduisent à néant l’influence de Saint-Simon sur la politique générale du royaume ; il se désole du Régent :

« Rien ne le trompa et ne lui nuisit davantage que cette opinion qu'il s'était faite de savoir tromper tout le monde. On ne le croyait plus, lors même qu'il parlait de la meilleure foi [...] Enfin la compagnie obscure, et pour la plupart scélérate, dont il avait fait sa société ordinaire de débauche, et que lui-même ne feignait pas de nommer publiquement ses roués, chassa la bonne, jusque dans sa puissance, et lui fit un tort infini. »

L'instabilité pathologique de Philippe d'Orléans, la rouerie du Cardinal Dubois et ses propres insuffisances réduisent à néant l’influence de Saint-Simon sur la politique générale du royaume ; il se désole du Régent :

« Rien ne le trompa et ne lui nuisit davantage que cette opinion qu'il s'était faite de savoir tromper tout le monde. On ne le croyait plus, lors même qu'il parlait de la meilleure foi[…]. Enfin la compagnie obscure, et pour la plupart scélérate, dont il avait fait sa société ordinaire de débauche, et que lui-même ne feignait pas de nommer publiquement ses roués, chassa la bonne, jusque dans sa puissance, et lui fit un tort ».

Enfin, ce qui n’aide en rien, Saint-Simon voue une haine féroce à l'abbé Dubois, cet ancien précepteur du duc de Chartres qui conserve une réelle influence sur le Régent.

« Son esprit était fort ordinaire, son savoir des plus communs, sa capacité nulle, son extérieur d'un furet, mais de cuistre, son débit désagréable, par articles, toujours incertain, sa fausseté écrite sur son front, ses mœurs trop sans aucune mesure pour pouvoir être cachées[…]. Rien de sacré, nulle sorte de liaison ; [...] prenant toutes sortes de formes avec la plus grande facilité, et revêtant toutes sortes de personnages, et souvent contradictoires, pour arriver aux différents buts qu'il se proposait. ».

L’argent et la gloire

À la différence de l'honneur, la « gloire », qui désigne la fierté du rang, ne se soutient pas sans argent. Or l'argent, en cette amère fin d'un grand règne et après lui, est plus que jamais en question. La guerre de Succession d'Espagne, pour faire face à la menace de la maison d'Autriche, a ruiné la France. Après 1700, les finances royales consomment régulièrement leurs rentrées à venir avec au moins un an d'avance. La seule préoccupation des contrôleurs des finances est de « soutenir la guerre ». Créations d'offices (des « charges » que le roi vend), manipulations monétaires, économies réalisées notamment par l'arrêt de la transformation du château de Versailles, rien n'y suffit. Les impôts nouveaux, capitation en 1695, « dixième » en 1710, dont la répartition demeure d'une injustice révoltante, ne comblent pas le gouffre et engendrent dans le peuple des villes et des campagnes une affreuse misère. La famine surgit. Au cours de l'hiver polaire de 1709-1710, il meurt une personne sur cinq. Le peuple de Paris manifeste :

« Monseigneur, venant et retournant de l'Opéra, avait été plus d'une fois assailli par la populace et par des femmes en grand nombre, criant du pain, jusque-là qu'il en avait eu peur au milieu de ses gardes, qui ne les osaient dissiper de peur de pis. Il s'en était tiré en faisant jeter de l'argent et promettant merveilles ; mais, comme elles ne suivirent pas, il n'osait plus venir à Paris. Le Roi en entendit lui-même d'assez fortes, de ses fenêtres, du peuple de Versailles, qui criait dans les rues ; ces discours étaient hardis et fréquents, et les plaintes vives et fort peu mesurées contre le gouvernement, et même contre sa personne, par les rues et par les places. »

Le 20 août, c’est l’émeute :

« Aussitôt après, on pourvut bien soigneusement au pain. Paris fut rempli de patrouilles, peut-être un peu trop, mais qui réussirent si bien qu'on n'entendit pas depuis le moindre bruit. »

Cette année-là, le roi en vient à demander à ses sujets fortunés leur vaisselle d'argent pour la fondre à la monnaie. L'opération, comme le raconte Saint-Simon, profite surtout aux fabricants de faïence (et leur production y gagne en beauté). À cet expédient traditionnel et limité, succède le papier-monnaie. On ne troque plus l'argent contre de la faïence, mais l'or contre du papier. Et, comme toujours dans la misère générale, les habiles font fortune et ils sortent généralement de ce que Saint-Simon appelle « la lie du peuple ». Les mots d'agio et d'agioteur naissent dans les dernières années de Louis XIV, et Saint-Simon, se faisant l'écho de cette nouveauté, écrit en 1710 :

« On fit aussi une taxe sur les usuriers qui avaient gagné gros à trafiquer les papiers du Roi, c'est-à-dire à profiter du besoin de ceux à qui le Roi les donnait en payement. On appelait ces gens-là agioteurs et leur manège, suivant la presse où étaient les porteurs de billets, de donner par exemple trois ou quatre cents livres, et souvent encore la plupart en denrées, pour un billet de mille francs, ce manège, dis-je, s'appelait agio. »

En tout cas ce ne sont jamais les ducs et pairs qui, eux, se ruinent plutôt à soutenir leur rang. Ils n'en sont que plus âpres à défendre leurs droits de préséance. Malgré l'inlassable acharnement de Saint-Simon, leur porte-parole, ils vivent, eux et toute la vieille noblesse d'épée, leurs derniers jours de gloire, d'une gloire dont le déclin est d'ailleurs amorcé depuis longtemps :

« Entre tant de profondes plaies que le ministère du cardinal Mazarin a faites et laissées à la France, le gros jeu et ses friponneries en fut une à laquelle il accoutuma bientôt tout le monde, grands et petits. […] un des meilleurs moyens de ruiner les seigneurs, qu'il haïssait et qu'il méprisait, ainsi que toute la nation française […] jusqu'au parfait succès que l'on voit aujourd'hui, et qui présage si sûrement la fin et la dissolution prochaine de cette monarchie. »

La banqueroute de Law

La France se trouve dans une situation financière désastreuse quand meurt Louis XIV : sa dette représente dix ans de recettes fiscales. Philippe d’Orléans, qui assure la régence, est séduit par l’économiste écossais John Law (1671-1729), dont les théories audacieuses promettent de régler le problème de l’endettement et relancer l’économie. Il l’autorise à créer en 1716 une banque privée qui émette du papier-monnaie, puis le nomme contrôleur général des Finances. Saint-Simon est, d’emblée, très critique : « Un Écossais de je ne sais quelle naissance, grand joueur et grand combinateur, et qui avait gagné fort gros en divers pays où il avait été, était venu en France dans les derniers temps du feu Roi. Il s'appelait Law […]. » La banque de Law, devenue banque d’État, s’engage dans des spéculations sur le commerce des colonies en Amérique, spéculations que bientôt personne ne parvient plus à contrôler. Le 17 juillet 1720, à suite d’une panique digne d’un krach boursier, la bousculade est si forte au siège de la banque que « quinze à seize personnes furent étouffées ». Si le système de Law permet à certains, dont l’avisé Voltaire, de s’enrichir, il en ruine beaucoup d’autres et laisse pour longtemps un doute planer sur la fiabilité du papier-monnaie.

Saint-Simon, plus concret, propose en 1717 une note sur l’intérêt des états généraux qui, dans son esprit, sont l'antithèse du Parlement, car ils sont « le corps représentatif de tout l'État » et méritent donc « plus de considération qu'une cour de justice ». Alors que, selon lui, le Parlement constitue une limite du pouvoir royal, « les états généraux, au contraire, ne se peuvent assembler que par les Rois, ils n'ont dans leur assemblée aucune puissance législative et, à l'égard des Rois, ils n'ont que la voix consultative et la voix de représentation et de supplication ». Saint-Simon apporta ce mémoire au Régent, mais « ses yeux ne pouvaient lire ma petite écriture courante et pleine d'abréviations, quoique fort peu sujette aux ratures et aux renvois. Il me pria de lui faire faire une copie du mémoire […], mais au bout de sept ou huit jours, il ne parla plus du tout d'états généraux ». Ce texte exprime une des idées constantes des théories politiques de Saint-Simon. En 1718, Saint-Simon suggère une réforme de la gabelle :

« J'étais demeuré frappé […] de l'énormité de quatre-vingt mille hommes employés à la perception [de la gabelle] et des horreurs qui se pratiquent là-dessus aux dépens du peuple. Je l'étais encore de cette différence de provinces également sujettes du Roi, dans une partie desquelles la gabelle est rigoureusement établie, tandis que le sel est franc dans les autres. » Il s'en prend à « tous les fripons de gabeleurs, qui ne vivent et ne s'enrichissent que de leurs rapines. Je conçus donc le dessein d'ôter la gabelle, de rendre le sel libre et marchand, et pour cela de faire acheter par le Roi, un tiers plus que leur valeur, le peu de salines qui se trouvent appartenir à des particuliers […]. Je le proposai au Régent, qui y entra avec joie ».

Mais « on ne verra que trop tôt que les paroles de M. le duc d'Orléans ne furent jamais que des paroles, c'est-à-dire des sons qui frappent l'air ». Ce projet reste sans suite, avorté sous l’influence du Cardinal Dubois.

Le grand train imposé par Louis XIV à ses courtisans déstabilise même la sage administration de la duchesse de Saint-Simon, à l'image des autres nobles de la Cour :

« Louis XIV tendait et parvint à épuiser tout le monde en mettant le luxe en honneur, et pour certaines parties en nécessité, et réduisit ainsi peu à peu tout le monde à dépendre entièrement de ses bienfaits pour subsister […]. C'est une plaie qui, une fois introduite, est devenue le cancer intérieur qui ronge tous les particuliers ».

L’endettement pour la gloire profite à d’autres. Dans Turcaret, Lesage dénonce crûment l'ascension des enrichis dans la société à la fin du règne de Louis XIV : Turcaret, fermier général, joue au gentilhomme et courtise une baronne désargentée qui accepte ses largesses dont elle fait profiter un petit-maître, le Chevalier. Le valet de ce dernier résume la situation : « Nous plumons une coquette ; la coquette mange un homme d'affaires ; l'homme d'affaires en pille d'autres : cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde. » C’est dans ce contexte que Saint-Simon écrit des réflexions sur les ducs et pairs et le Parlement joue sur les avantages dus au rang, avec « l’affaire du bonnet », demandant au Régent de dédommager les Pairs par des choses « dont l’éclat éblouisse », comme le droit de garder leur chapeau aux audiences… La Régence, selon Saint-Simon, a poursuivi l'abaissement des ducs et pairs, même si elle rend à la noblesse une place dans les conseils, que le règne de Louis XV ne la leur a pas reprise. Reste à savoir si c’est pour le bien du royaume.

Le décor et les mœurs

Entre les dernières années de Louis XIV et la Régence, Saint-Simon peut observer de nombreux changements dans le décor de la vie et dans les mœurs. Le paradoxe du mémorialiste est qu'il n'aimait ni Versailles ni Marly, mais que partout ailleurs, tant que le roi vécut, il se sentait « dans les limbes ». Il dresse d’impitoyables critiques de l'architecture de Jules Hardouin-Mansart et du parc (bien qu'il aime et loue Le Nôtre), évaluant la ruineuse fantaisie du château aux douze pavillons. En fait, Saint-Simon ne pardonne pas à Mansart (1646-1708) le haut degré de faveur auquel il est parvenu, bien qu’issu « de la lie du peuple ». Selon lui, « il était ignorant de son métier », « il n'avait point de goût » et construisait des ponts qui se « détachaient » et s'en allaient « à vau-l'eau » (II, pp. 1031-1033). Saint-Simon décrit Versailles comme :

« Le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux, […], parce que tout y est sable mouvant ou marécage […]. [Mansart] se plut à tyranniser la nature […], le beau et le vilain furent cousus ensemble, le vaste et l'étranglé. »

Il souligne le caractère incommode des appartements du Roi et de la Reine, l’obscurité des cabinets, enfermés et puants…

« Du côté de la cour […] ces vastes ailes s'enfuient sans tenir à rien. Du côté des jardins, on jouit de la beauté du tout ensemble ; mais on croit voir un palais qui a été brûlé, où le dernier étage et les toits manquent encore. On ne finirait point sur les défauts monstrueux d'un palais si immense et si immensément cher […] Encore ce Versailles de Louis XIV, ce chef-d'œuvre si ruineux et de si mauvais goût, et où les changements entiers des bassins et de bosquets ont enterré tant d'or qui ne peut paraître, n'a-t-il pu être achevé ; parmi tant de salons entassés l'un sur l'autre, il n'y a ni salle de comédie, ni salle à banquets, ni de bal, et devant et derrière il reste beaucoup à faire ».

Et le jeu frénétique qui s'y fait, dont la mode fait fureur, est aussi vivement épinglé par Saint-Simon. Mais c'est le propre de la Cour :

« Ce qu'on appelait appartement était le concours de toute la cour depuis sept heures du soir jusqu'à dix, que le Roi se mettait à table, dans le grand appartement, depuis un des salons du bout de la grande galerie jusque vers la tribune de la chapelle. D'abord il y avait une musique ; puis des tables par toutes les pièces, toutes prêtes pour toutes sortes de jeux ».

Autour de Versailles

D’autres cours se tiennent autour de Versailles : celle du Grand Dauphin à Meudon ; celle de Monsieur, frère du roi, père du Régent, à Saint-Cloud jusqu’en 1701 ; Sceaux, où règne le duc du Maine et la duchesse, éprise de littérature. Saint-Simon rapporte qu'en 1714 :

« Sceaux était plus que jamais le théâtre des folies de la duchesse du Maine, de la honte, de l'embarras, de la ruine de son mari par l'immensité de ses dépenses, et le spectacle de la cour et de la ville, qui y abondait et s'en moquait. Elle y jouait elle-même Athalie avec des comédiens et des comédiennes, et d'autres pièces, plusieurs fois la semaine. Nuits blanches en loterie, jeux, fêtes, illuminations, feux d'artifice, en un mot, fêtes et fantaisies de toutes les sortes, et de tous les jours ».

Selon Saint-Simon, l'esprit de la duchesse du Maine « avait achevé de se gâter et de se corrompre par la lecture des romans et des pièces de théâtre, dans les passions desquelles elle s'abandonnait tellement [...] qu'elle ne parlait que leur langage ». « Entreprenante, audacieuse, furieuse », elle fut l'inspiratrice de la romanesque conspiration de Cellamare. « Et quelle était cette œuvre ? La vengeance contre [...] tout le sang royal légitime qui était en France ; détruire le Régent ; revêtir le roi d'Espagne, et le duc du Maine sous lui, de la Régence. »

Enfin, les résidences de la peu recommandable fille du Régent, duchesse de Berry : le Luxembourg et la Muette, sont moins des cours que des lieux de plaisirs secrets et excessifs. Le vertueux époux de Gabrielle de Lorge ne sait goûter aux charmes de ces nouveautés.

« À la fin, le Roi, lassé du beau et de la foule, se persuada qu'il voulait quelquefois du petit et de la solitude […]. Il trouva derrière Luciennes un vallon étroit, profond, à bords escarpés, inaccessibles par ses marécages, sans aucune vue, enfermé de collines de toutes parts, extrêmement à l'étroit, avec un méchant village sur le penchant d'une de ces collines, qui s'appeloit Marly […]. En bâtiments, en jardins, en eaux, en aqueducs, en ce qui est si connu et si curieux sous le nom de machine de Marly, […] on ne dira point trop sur Marly seul en comptant par milliards. »

Marly comprenait un grand pavillon, emblème du soleil, pour le Roi, et deux rangées de six pavillons plus petits, figurant les signes du zodiaque, pour ces privilégiés qu'étaient les invités du Roi. Chaque pavillon contenait deux appartements, sauf les deux les plus éloignés du bâtiment central, où furent installés, en 1703, le globe terrestre et le globe céleste d'environ quatre mètres de diamètre qui avaient été offerts au roi par le cardinal d'Estrées vingt ans plus tôt. Louis XIV les fit enlever quelques mois avant sa mort, sans doute pour dégager quatre appartements de plus. En 1717, Saint-Simon, s'il faut l'en croire, sauve pourtant Marly de la destruction, à un moment où le Régent envisage une série d'économies désespérées. Ayant obtenu gain de cause, il ironise :

« Avouez que le Roi en l'autre monde serait bien étonné s'il pouvait savoir que le duc de Noailles vous avait fait ordonner la destruction de Marly, et que c'est moi qui vous en ai empêché. »

Marly n'en tombe pas moins en ruine, faute d'entretien, tout au long du 18e siècle.

La revanche de Paris face à Versailles

Selon Saint-Simon, les vrais bouleversements se remarquent à la Ville : Paris où le feu roi n'avait construit en fait de « commodités » que le Pont Royal, alors que princes et financiers font à présent bâtir à tour de bras. Le Régent y a ramené le gouvernement du royaume. Il y transforme ce palais qui n'est plus « royal », mais en garde le nom ; il y satisfait ses goûts notamment pour la musique et pour la comédie italienne (bannie depuis dix-huit ans), et y installe l'opéra. Saint-Simon est critique quant à ce goût du Régent pour les Arts, loin du rétablissement de la France :

« [Le Régent] avait eu la complaisance de faire venir une troupe de comédiens italiens […]. On a vu en son temps que le feu Roi les avait chassés pour avoir joué à découvert Mme de Maintenon, sous le nom de La Fausse Prude. Ces comédiens revinrent donc, [et] n'eurent point la qualité de Comédiens italiens du Roi, mais de M. le duc d'Orléans, qui fut à leur première représentation, où tout le monde accourut, dans la salle de l'Opéra. Ils jouèrent quelque temps sur ce théâtre, en attendant qu'on leur eût raccommodé leur hôtel de Bourgogne, où ils étaient quand le feu Roi les chassa. La nouveauté et la protection les mirent fort à la mode ; mais peu à peu les honnêtes gens se dégoûtèrent de leurs ordures, et ils tombèrent. »

L'opéra français continue de faire appel à d'importantes machineries qui donnent parfois aux spectacles un aspect surnaturel ; ces spectacles démoniaques séduisent le Régent, au grand dam de Saint-Simon :

« La curiosité d'esprit de M. le duc d'Orléans […] l'avait occupé de bonne heure à chercher à voir le diable, et à pouvoir le faire parler. Il n'oubliait rien, jusqu'aux plus belles lectures, pour se persuader qu'il n'y a point de Dieu, et il croyait le diable, jusqu'à espérer de le voir et de l'entretenir […]. Il y travailla avec toutes sortes de gens obscurs […]. »

La Ville suit, heureuse d’être affranchie de l'attraction de Versailles. Une fois pour toutes, Paris redevient le cerveau et le cœur de la France. Saint-Simon déplorait le désintérêt de Louis XIV pour la capitale :

« Il ne fit jamais à Paris ni ornement ni commodité que le Pont-Royal, par pure nécessité, en quoi, avec son incomparable étendue, elle est si inférieure à tant de villes dans toutes les parties de l'Europe. »

Il nota avec satisfaction les travaux entrepris sous la Régence. En 1719, « on commença aussi le très nécessaire élargissement du quai le long du vieux Louvre, et d'accomoder [sic] la place du Palais-Royal en symétrie d'architecture en face, avec une fontaine et un grand réservoir ». (VI, p. 340.) Dans les trente premières années du 18e siècle, Paris connut des transformations de toute première importance dans le domaine de l'architecture. L'émiettement de la cour, le goût du luxe et du paraître, les enrichissements rapides, la fièvre de la spéculation qui fait rechercher la pierre comme valeur refuge en période d'inflation, sont les principales raisons de la construction des nouveaux hôtels parisiens, qui sont tous représentés en élévation sur le plan de Turgot.

Les modes parisiennes

Dans tout ce que fait l'esprit ou la main, la liberté prend le pas sur la règle, l'agrément sur le faste. Demeures plus commodes, meubles plus confortables, coiffures déséchafaudées, habits et robes plus amis du corps. Les mœurs évoluent, les coiffures et habits s’adaptent davantage aux occupations quotidiennes. La robe volante est la robe typique de la Régence. Symbole du climat de légèreté et d'affranchissement qui régnait alors, elle est dérivée de la robe de chambre de la fin du règne de Louis XIV, et ses formes assouplies s'épanouissent sur un panier, sorte d'entonnoir fait de toile gommée garnie de cerceaux de jonc. Ajustée seulement à la poitrine et aux épaules, elle flotte sur le corps grâce à une ampleur donnée dans le dos par des fronces ou des plis dits aujourd'hui « plis Watteau ». Les manches en pagode, terminées par un parement plissé en raquette, laissent passer soit la manche de la chemise, soit « l'engageante » de linge ou de dentelle. Rien dans les Mémoires ne nous laisse supposer que Saint-Simon fut sensible à la grâce des œuvres de Watteau. Ce furent pourtant tous deux de grands témoins de leur temps. La plume du mémorialiste évoque la nouvelle coiffure adoptée par les femmes dès 1713 :

« La duchesse de Shrewsbury [femme de l'ambassadeur d'Angleterre] [...] trouva bientôt ces coiffures des femmes ridicules, et elles l'étaient en effet. C'était un bâtiment de fil d'archal, de rubans, de cheveux, et de toutes sortes d'affiquets, de plus de deux pieds de haut, qui mettait le visage des femmes au milieu de leur corps, et les vieilles étaient de même, mais en gazes noires. Pour peu qu'elles remuassent, le bâtiment tremblait, et l'incommodité en était extrême. »

De même, avec le Régent, la mode du chocolat se répand. La reine Marie-Thérèse avait introduit le goût du chocolat à la cour de France, et cette boisson, considérée jusqu'alors comme une drogue, devient de consommation courante pour les ducs d'Orléans, père et fils. Saint-Simon note :

« Le dîner se passa à l'ordinaire, et Monsieur y mangea extrêmement comme il faisait à tous ses deux repas, sans parler du chocolat abondant du matin, et de tout ce qu'il avalait de fruits, de pâtisseries, de confitures, et de toutes sortes de friandises toute la journée, dont les tables de ses cabinets et ses poches étaient toujours remplies. ».

« [Le Régent] prenait du chocolat, entre une heure et deux heures après-midi, devant tout le monde : c'était l'heure la plus commode de le voir. C'est ce qui a dérangé l'heure du dîner depuis, et les dérangements une fois établis ne se réforment plus ».

 Selon Saint-Simon, pessimiste devant l’esprit dispendieux, Paris était devenu « l’égout des voluptés de toute l'Europe ».

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