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Les Triomphes : sur les traces de Dante

Pétrarque
Le triomphe de l’Amour et Le triomphe de Chasteté
Le triomphe de l’Amour et Le triomphe de Chasteté

Bibliothèque nationale de France

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Dans les Triomphes, Pétrarque rivalise avec Dante Alighieri, dont la Divine Comédie était déjà à son époque reconnue comme un chef-d’œuvre. Reprenant le même mètre, il rédige un poème entre didactique et allégorie, qui décrit une vision de rêve. Si la comparaison avec son illustre prédécesseur est parfois difficile pour Pétrarque, il ne démérite pas toujours…

Une œuvre profonde et aboutie

Une genèse qui reste mystérieuse

Pétrarque écrivant
Pétrarque écrivant |

Bibliothèque nationale de France

Peu d'œuvres de Pétrarque restent aussi obscures dans leur genèse et leur élaboration que les Triomphes. Ses vicissitudes n'ont jamais été complètement élucidées, notamment en raison de l’existence de plusieurs versions de certains chapitres.

Les seules dates certaines sont celles que l’on trouve dans le Codex des esquisses, un manuscrit conservé à la bibliothèque du Vatican qui contient des copies de travail de compositions en langue vernaculaire avec diverses annotations. À l’intérieur, une partie du Triumphus Cupidinis porte deux dates, le 13 septembre 1357 et le 12 septembre 1358, auxquelles il aurait pu être élaboré ou réécrit, mais sa composition a sans doute commencé plus tôt, en 1351 selon les hypothèses les plus crédibles ; le Triumphus Eternitatis, quant à lui, est daté du 12 février 1374, qui marque la fin de l’écriture et témoigne des soins que Pétrarque a apporté à son œuvre jusqu’aux derniers jours de sa vie.

De l’amour à l’éternité : une succession de triomphes

Le poème se compose de six visions successives, chacune représentant un « triomphe » différent, divisé en chapitres. Le voyage a lieu dans un rêve et est ordonné selon les valeurs et les désirs auxquels le poète a accordé de l’importance au cours de sa vie : l’amour, la chasteté, la mort, la gloire, le temps et l’éternité. Chacune de ces abstractions est personnifiée et Pétrarque en raconte le triomphe, qui se déroule à la manière de celui des généraux romains : sur un char, les allégories mènent un cortège de femmes et d’hommes illustres, personnages historiques ou littéraires, héros mythologiques ou bibliques, poètes anciens ou modernes, qui tous ont été vaincus. Chaque personnification est à son tour défaite par la suivante.

Le triomphe d’Amour
Le triomphe d’Amour |

Bibliothèque nationale de France

Le Triomphe de l’Amour (Triumphus Cupidinis), divisé en quatre chapitres, raconte un rêve qui a eu lieu à Fontaine de Vaucluse, demeure du poète. Il voit Cupidon sur un char triomphal, suivi de l’armée de ses disciples faits prisonniers. Parmi eux se trouvent de nombreux poètes anciens et modernes, dont Dante et les troubadours.

Bernard et Aymery, et maint autre vaincu,
A qui la langue fut lance, espee et escu

Triomphe de l'Amour, III (tr. Simon Bourguoin, vers 1500)

Le protagoniste du Triomphe de la Chasteté (Triumphus Pudicitie, un seul chapitre) est Laure, la muse que Pétrarque célèbre notamment dans le Canzoniere. Elle est capable de libérer de l’emprisonnement de Cupidon de nombreuses femmes illustres de l’Antiquité et du Moyen Âge qui ont vécu vertueusement. Parmi elles se trouve Didon, pour laquelle le poète renverse le jugement cruel de Dante.

Allégorie : triomphe de Chasteté
Allégorie : triomphe de Chasteté |

Bibliothèque nationale de France

Allégorie : triomphe de Chasteté
Allégorie : triomphe de Chasteté |

Bibliothèque nationale de France

Vient ensuite le Triomphe de la Mort (Triumphus Mortis), en deux chapitres. Il raconte l’arrivée de la Mort qui décide d’enlever Laure. La jeune femme accepte toutefois son destin et se présente dans des vêtements angéliques, l’âme noble et équilibrée, parvenant à rendre même sa propre mort harmonieuse et belle.

Le Triomphe de la Mort
Le Triomphe de la Mort |

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Le Triomphe de la Renommée
Le Triomphe de la Renommée |

Bibliothèque nationale de France

Le Triomphe de la Renommée (Triumphus Fame, en trois chapitres) met en scène une succession d’hommes qui se sont illustrés par leur valeur militaire ou civile (rois, seigneurs et généraux) ou par leur sagesse (poètes, orateurs, philosophes, historiens grecs et latins). En énumérant ces humanistes avant la lettre, Pétrarque fait étalage de son érudition, de sorte que ces chapitres sont riches en informations et anecdotes mais parfois arides d’un point de vue poétique.

Dans le Triomphe du Temps (Triumphus Temporis, un seul chapitre) le poète réfléchit avec passion sur l’un de ses thèmes les plus chers, la fugacité des choses et l’inexorable fuite du temps.

Triomphe du Temps
Triomphe du Temps |

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Le Triomphe de l'Éternité
Le Triomphe de l'Éternité |

Bibliothèque nationale de France

Enfin, le dernier chapitre est consacré au Triomphe de l’Éternité (Triumphus Eternitatis). Il a la particularité de ne pas présenter un seul nom, à l’inverse des riches listes qui avaient caractérisé le reste de l’ouvrage. Cela est dû au fait que l’éternité, substance indéfinissable annihile tout, y compris le temps. Il n’y reste plus que Laure, que le poète ne nomme pas mais qu’il imagine parmi les sphères célestes, dans l’espoir de pouvoir la rejoindre.

Et aprés qu’elle aura repris le sien beau voile
Et beaulté de son corps nect et cler comme estoille,
Si celluy fut heureux qui en terre la veyt
En beaulté terrienne, où maint cueur se ravyt,
Que sera doncq au ciel de la reveoir pour veue
En corps glorifié, de gloire tant pourveue ?

Triomphe de l'Espérance (tr. Simon Bourgouin, v. 1500)

Dante et Pétrarque : une relation difficile

La Lettre de 1359

Dante assis à sa table, entouré des arts libéraux
Dante assis à sa table, entouré des arts libéraux |

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Dans ses œuvres, Pétrarque parle très peu de Dante. Son texte le plus explicite à ce sujet est une célèbre lettre du 1359 envoyée à Boccace, où, accusé d’envier la renommée de son précdécesseur, il cherche à se défendre.  

Après avoir rappelé que le grand Florentin était un ami de son père Petracco (tous deux avaient souffert l’exil de Florence la même année), il le reconnaît volontiers comme étant le meilleur poète en langue vernaculaire, mais offre en même temps un jugement peu flatteur sur la Divine Comédie. Pour lui, il s’agit d’une œuvre qui, surtout en raison du choix de l’auteur de l’écrire en italien, est susceptible d’être mal interprétée par des lecteurs qui n’ont pas les outils pour en comprendre les significations profondes. En effet, nous dit Pétrarque, elle était récitée, ou plutôt « recrachée », dans les rues et les tavernes. Il reproche également à Dante d’avoir tourné toutes ses forces vers la poursuite de la gloire, un objectif que lui-même, à cette époque, considérait avoir dépassé.

La lettre révèle le fossé irréconciliable entre deux projets littéraires opposés : l’un, celui de Dante, voué à accroître la connaissance des lecteurs dans une visée pédagogique universaliste ; l’autre, celui de Pétrarque, destiné avant tout à un cercle restreint d’hommes de lettres et d’humanistes. Malgré cette distance, Dante reste pour Pétrarque un point de référence obligé dans le développement de sa poésie vernaculaire. Comparée à son illustre modèle, cependant, la poésie des Triomphes apparaît lourde et dépourvue de sentiment. Pétrarque profite néanmoins de la confrontation poétique pour régler ses comptes avec son gênant prédécesseur.

Didon et Platon : la version de Pétrarque

Les deux cas les plus connus sont ceux de Didon et de Platon. Dans le Triumphus Pudicitie, parmi les personnages attelés au char, Pétrarque place Didon, la reine de Carthage qui, selon Virgile, avait aimé Énée et s’était suicidée après avoir été rejetée. Se fiant à l’histoire du poète romain, Dante l’avait placée dans le cercle des luxurieux, car, veuve de Sichée, elle aurait rompu sa loyauté en tombant amoureuse du héros troyen. Pétrarque, par sa nouvelle mentalité humaniste et sa capacité à comparer les sources historiques (auxquelles il faisait plus confiance qu’aux poètes), savait au contraire que Didon et Énée avaient vécu à des époques trop différentes pour se rencontrer, et que la reine de Carthage était donc restée fidèle à la mémoire de son mari. En la présentant dans son poème sous cette aspect nouveau par rapport à la Comédie, il accuse ceux qui ont été induits en erreur par la version erronée de Dante d’être « ignorants », les invitant au silence.

L’ignorant peuple, en quoy se taise, car icy
Je parle de Dido que, sans d’elle mercy,
Le soing de honnesteté à mort la pinse et picque,
Non vain amour de Enee, ainsi qu’est cry publicque.

Triomphe de la Chasteté (tr. Simon Bourguoin, vers 1500)

Un autre point sur lequel Pétrarque se distancie de Dante nous fait aussi comprendre la différence entre leurs références intellectuelles : la philosophie aristotélicienne et scolastique pour Alighieri, le platonisme tempéré au sens chrétien pour l’humaniste. Au début du troisième chapitre du Triumphus Fame, Pétrarque présente une série de philosophes antiques, inspirés de ce que Dante avait déjà fait avec la « famille philosophique » des Limbes. Mais contrairement au passage de Dante qui est ouvert par Aristote, « maître » des philosophes qui l’ont suivi, celui de Pétrarque commence avec Platon, qui occupe une place prépondérante dans sa conception de l’humanisme. Le poète, grâce à la médiation de saint Augustin, considérait en effet la pensée platonicienne comme compatible avec la vérité chrétienne.

Aller plus prés du but au signe et hault sçavoir
D’humaine intelligence, auquel se veyt avoir
Et se joindre celluy qui par divine grace
Luy est donné du ciel.

Triomphe de la Renommée (tr. Simon Bourgoin, vers 1500)

Sur les traces de Dante

L’inévitable comparaison entre les Triomphes et la Comédie permet de mettre en évidence certains points de contact et de nombreux vers de Pétrarque qui conservent la mémoire de ceux de Dante, mais aussi plusieurs différences.

Tout d’abord, ce qui est vu et raconté par le protagoniste des Triomphes n’est pas un au-delà, n’a pas de localisation géographique précise ni de consistance physique : c’est plutôt une vision onirique. Une autre différence est la personnalité du guide qui accompagne le narrateur dans le voyage : Dante avait été précis dans la définition des noms et des rôles de Virgile, Statius et Béatrice, tandis que le guide de Pétrarque, qui a une fonction limitée, n’a pas de nom et n’est pas identifiable avec certitude, malgré différentes tentatives faites dans le passé (qui proposent, entre autres, les noms de Scipion, Boccace et Dante lui-même).

Le Songe de Pétrarque
Le Songe de Pétrarque |

Bibliothèque nationale de France

Mais la différence principale concerne les aspects poétiques : la Comédie représente les personnages rencontrés par le protagoniste avec un grand dynamisme et un pathos énergique. Ces traits découlent de leur condition éternelle et du fait qu’ils exposent les choix qu’ils ont faits et desquels découlent leurs destins. Dans les Triomphes, au contraire, les personnages sont énumérés dans de longues théories, se présentent de manière statique et n’interagissent pas avec le narrateur. Ils conservent les caractéristiques exemplaires qui leur sont assignées dans les textes littéraires et historiques qui les ont mentionnés dans le passé et sont donc dépourvus d’une personnalité réelle. L’érudition de l’auteur l’emporte sur l’inventivité du poète.

Malgré cela, les Triomphes de Pétrarque ont connu une très large diffusion, surtout au 15e siècle, avec des traductions et des commentaires en plusieurs langues. En France, leur succès est extraordinaire : une première traduction en prose est généralement attribuée à Georges de la Forge ; une seconde, anonyme et également en prose a connu au moins six éditions au 16e siècle. Le commentaire du texte écrit par Bernardo Ilicino en 1475 a également été traduit en français et plusieurs synthèses en ont été faites. Au début du 16e siècle, Simon de Bourgouin, valet de chambre du roi Louis XII, a réalisé une nouvelle traduction, cette fois-ci en alexandrins, et une quatrième en décasyllabes est écrite en 1538 par Jean Maynier. Il faut encore en ajouter une autre attribuée à Hugues Salel. L’œuvre a aussi profondément influencé l’art de la Renaissance et des siècles suivants, des peintres de manuscrits jusqu’au chorégraphe Maurice Béjart.

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « L’invention de la Renaissance. L’humaniste, le prince et l’artiste » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 20 février au 16 juin 2024.

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