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Des hommes illustres : la première œuvre de Pétrarque

Pétrarque
La gloire distribue des couronnes de lauriers à une troupe de cavaliers
La gloire distribue des couronnes de lauriers à une troupe de cavaliers

Bibliothèque nationale de France

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Le De viris illustribus (Des Hommes illustres) est la première œuvre conçue par Pétrarque et celle qui est restée sur sa table le plus longtemps. Elle contient toute sa passion pour l’histoire ancienne, ainsi que sa conviction que les grands hommes du passé peuvent fournir à ses contemporains un modèle sur lequel reconstruire leur éthique décadente. Comme son nom l’indique, le but initial était de compiler la vie d’hommes qui s’étaient rendus illustres et avaient atteint la gloire. Mais cet objectif a évolué au fil du temps. Par ses transformations sucessives, le De viris illustribus révèle donc aussi des changements idéologiques dans la pensée de Pétrarque.

Une œuvre inachevée

En 1338, avant même d’écrire l’Afrique, et à la suite d’une lecture attentive des œuvres de l’historien romain Tite-Live, Pétrarque entreprend la rédaction d’un grand ouvrage sur l’histoire romaine, commençant avec le roi Romulus et s’achevant avec l’empereur Titus. Évoquant plus tard cet ambitieux projet dans le Secretum, il le qualifie d’« œuvre immense » (« opus immensum »).

Comme dans le cas de l’Afrique, la composition du texte a été marquée par une série d’abandons et de reprises. La première ébauche contient vingt-trois biographies, de Romulus à Caton, y compris celles de quelques chefs non romains célèbres : les Grecs Alexandre et Pyrrhus, le Carthaginois Hannibal. Achevée entre 1341 et 1343, cette première version a été révisée une décennie plus tard, avec l’ajout de treize autres portraits. Pétrarque dépasse alors les frontières de l’histoire romaine, embrassant l’histoire universelle. Cette seconde version prend ainsi en compte la Bible et la mythologie classique, allant d’Adam à Nemrod, de Sémiramis à Abraham et Isaac, de Moïse à Hercule.

Manuscrit autographe du De Gestis Cesaris de Pétrarque
Manuscrit autographe du De Gestis Cesaris de Pétrarque |

Bibliothèque nationale de France

Le projet est abandonné à cette date, mais Pétrarque continue par la suite à travailler sur deux des vies qui lui tiennent le plus à cœur, en les étoffant et en en faisant deux biographies à part entière : celle de Scipion connaît une troisième édition, entre 1353 et 1366, tandis que celle de César finit par acquérir la forme d’une œuvre indépendante le De gestis Cesaris, après 1366. Dans les dernières années de sa vie, il élabore aussi pour le seigneur de Padoue Francesco da Carrara, et avec l’aide de Lombardo Della Seta, deux versions abrégées, l’Epitome et le Compendium, une double synthèse de la première partie romaine.

Nous possédons aujourd’hui au moins vingt-quatre codex du De viris, preuves du grand intérêt que suscita l’entreprise historiographique de Pétrarque jusqu’au début du 15e siècle, avant de tomber dans l’oubli. Son ami Donato degli Albanzani l’a traduit en langue vernaculaire dès les années 1380, tandis que d’autres auteurs l’ont souvent imité, à commencer par Boccace dans son De mulieribus claris, dédié à des femmes illustres, dont s’inspire la Cité des Dames de Christine de Pizan, puis, au 15e siècle, Enea Silvio Piccolomini et Bartolomeo Facio.

Penthésilée, reine des Amazones
Penthésilée, reine des Amazones |

Bibliothèque nationale de France

La papesse Jeanne
La papesse Jeanne |

Bibliothèque nationale de France

Le passé comme modèle du présent

L’ouvrage vient de la passion qu’éprouve Pétrarque pour l’Antiquité : la seule période qui, selon lui, mérite d’être racontée, comme un modèle éthique dépourvu de nuances négatives. La valeur et le tempérament moral des anciens constituent donc le principal thème de l’œuvre.

Pour l’auteur, l’Antiquité coïncide avec le monde romain, c’est pourquoi à l’origine du livre se trouve essentiellement la virtus romaine, que doivent illustrer une série d’exemples moraux et civils. Reprenant les principes énoncés par Cicéron, Pétrarque définit cette virtus comme une condition d’équilibre et de domination rationnelle des passions et de la douleur, que seuls les sages peuvent atteindre.

Cette âme donc, lorsqu'on la cultive, et qu'on la guérit des illusions capables de l'aveugler, parvient à ce haut degré d'intelligence, qui est la raison parfaite, à laquelle nous donnons le nom de virtus.

Cicéron, Tusculanes, V, 13

L’idéal antique sert d’avertissement au présent et invite à suivre son exemple. Pour Pétrarque, « le travail de l’historien consiste à proposer aux lecteurs un modèle positif à suivre, et un modèle négatif à éviter » : le premier est constitué par le passé, le second par le présent.

Le De viris est donc animé par l’espoir d’attirer l’attention d’un monde décadent vers les qualités morales qui avaient soutenu l’Antiquité, présentée à son tour dans sa perfection inachevée. Les vies de l’époque moderne sont donc exclues de la collection, non sans controverse, afin d’inclure exclusivement les exemples illustres des hommes anciens : non seulement des chefs célèbres pour leurs vertus militaires, mais aussi « ceux qui ont fleuri par leur engagement civil ou par leur grand amour des affaires publiques ». De ces hommes, Pétrarque raconte les vies dominées par « les divers accidents du destin », seule ondulation dans le panorama idéalisé de l’Antiquité. Exposant la suprématie morale indiscutable du monde antique sur le sien, il entreprend de lutter contre la dégénération qu’il observe et cherche à éclairer les ténèbres dans lesquelles vivent ses contemporains, en espérant que la connaissance de l’Antiquité puisse illuminer leurs vies.

Pétrarque et les philosophes
Philosophes dans un manuscrit de Pétrarque |

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Un monument philologique aux origines de la science moderne

Dans l’intention de l’auteur, l’exposition des événements historiques doit être fondée sur des prémisses philologiques rigoureuses. Il faut partir des ouvrages qui les traitent et soumettre leurs information à une vérification.

Les hommes illustres, qui ont fleuri avec une gloire singulière selon ce que la plupart des esprits savants nous ont transmis sont comme éparpillés et dispersés dans différents livres [...] J’avais l’intention de rassembler et presque d’entasser en un seul endroit.

Pétrarque, Des hommes illustres, Prohem. 1

Les premières étapes du recueil sont déterminées par la lecture de Tite-Live, qui devient la principale autorité à suivre pour mettre de l’ordre dans ce qui est transmis de manière incohérente et contradictoire (« ambigue traditus ») par les compilations de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge. Pétrarque fait confiance à la méthode philologique. En comparant Tite-Live à toutes les autres sources qu’il connaît, il procède à une collation qui l’éloigne du principe d’autorité sur lequel reposait jusqu’alors le genre biographique médiéval, pour rechercher la vérité ; ce faisant, il fonde le principe d’exégèse des sources, sur lequel s’appuie la science moderne : il réorganise les séquences chronologiques, identifie précisément les lieux géographiques, étudie les caractères mineurs, distingue les homonymes tels que les deux Scipions, les deux Lelii et les deux Terentii, questionne les étymologies, collationne différents codex de Tite-Live. Ainsi, la première rédaction du De viris illustribus est le monument, bien qu’encore immature, de l’humanisme philologique fondé par Pétrarque.

Un registre des passions de Pétrarque

Comme tous les ouvrages qui sont restés longtemps sur les bureaux des auteurs, le De viris illustribus témoigne de l’évolution des intérêts de Pétrarque et des fluctuations de son esprit.

La Gloire sur un char distribuant des couronnes de laurier aux grands chefs de guerre
La Gloire sur un char distribuant des couronnes de laurier aux grands chefs de guerre |

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À ses débuts, le De viris illustre une confiance dans la recherche de la vérité et fait un éloge constant de l’ambition qu’on les hommes de poursuivre la gloire. Mais ce modèle éthique se périme au fil du temps et de l’évolution de la pensée et de la personnalité de l’auteur. Alors que le poète et « historicus » se transforme progressivement en « philosophus », mutation achevée vers la fin des années 1340, la gloire humaine se mue à ses yeux en un désir terrestre injustifié et éphémère. Sa propre aspiration à la célébrité se colore de termes négatifs, comme une obsession passée.

Lorsque Pétrarque commence à réfléchir sur la misère de la condition humaine, soumise à la fortune et au temps, il découvre que même les vertus civiques ont peu d’importance par rapport à l’éternité. Ainsi, la célébration des aspects éthiques incarnés par les plus illustres des anciens s’arrête, au milieu de la désillusion et de la frustration, condamnant l’œuvre à l’inachèvement. C’est parce qu’il se sent appelé à des engagements philosophiques plus élevés que le père de l’humanisme abandonne brusquement l’œuvre au milieu de sa deuxième révision.

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « L’invention de la Renaissance. L’humaniste, le prince et l’artiste » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 20 février au 16 juin 2024.

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