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Berlioz, la voix du romantisme

Esquisse pour la Mort de Sardanapale
Esquisse pour la Mort de Sardanapale

© GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Adrien Didierjean

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« Romantique ? Je ne sais pas ce que cela signifie. » Berlioz semble avoir récusé par avance son rattachement au mouvement romantique. Et pourtant sa figure extravagante d’artiste passionné porte la marque d’un destin singulier, brûlé d’amours malheureuses, déchiré par des aspirations contradictoires, revendiquant la liberté dans l’art, mais ne cessant de rechercher honneurs et reconnaissance institutionnelle.
 

Tout incite à voir en Berlioz l’archétype absolu du héros romantique, épris d’idéal et blessé par la réalité. Ses écrits souvent exaltés sur les tourments de son âme en sont l’image même. D’ailleurs, l’essence même du romantisme n’est-elle pas musicale ? Tous les romantiques ne partagent-ils pas en effet une profonde défiance à l’égard du langage, incapable selon eux d’exprimer les mystères ineffables de l’âme humaine ?

Je souffre parfois, sans motif apparent, comme, pendant certains états électriques de l’atmosphère, les feuilles des arbres remuent sans qu'il fasse de vent.

« Premier voyage en Allemagne, 1841-1842 », Mémoires, Pierre Citron (éd.), Paris : Flammarion, 1991.

Mais si les poètes romantiques, en France, restent largement prisonniers des formes héritées, Berlioz en revanche, dans son écriture musicale, dans ses sources d’inspiration et dans sa pratique orchestrale, semble bien accomplir une véritable révolution, renouvelant avec ampleur les formes traditionnelles et donnant libre cours à l’expression fougueuse des rêveries et des passions amoureuses, de leurs bonheurs fugitifs comme de leurs emportements funèbres. À l’archétype un peu usé du héros romantique, il faudrait alors substituer la belle image plus consistante du compositeur visionnaire, sillonnant avec une inaltérable constance les routes d’Europe pour gagner orchestres et publics à l’originalité profonde de sa musique…

Le romantisme musical

La liberté dans l’art

En musique comme en littérature, que l’indépendance de la pensée soit le principe de toutes choses. Laissez les consciences affranchies de toute espèce de joug, et ne vous faites pas un monopole que nul n'a le droit de posséder. Liberté ! que ce mot soit sacré pour tous. 

Berlioz, « Variétés : le romantisme en musique », Revue musicale, mars 1830

S’il l’a surtout abondamment illustrée dans son œuvre instrumentale, Berlioz a théorisé dans plusieurs textes critiques la notion de romantisme musical. En octobre 1830, alors qu’il se prépare à faire entendre la Symphonie fantastique, véritable manifeste romantique, Berlioz rédige un « Aperçu sur la musique classique et la musique romantique » pour Le Correspondant où il déclare : « Les compositeurs romantiques [...] ont écrit sur leur bannière : « Inspiration libre ». Ils ne prohibent rien, tout ce qui peut être du domaine musical est par eux employé. Cette phrase de Victor Hugo est leur devise : " L’art n’a que faire de menottes, de lisières et de bâillons, il dit à l’homme de génie, va, et le lâche dans ce grand jardin de poésie où il n’y a pas de fruit défendu." »

La Symphonie fantastique
La Symphonie fantastique |

Bibliothèque nationale de France

L’expression de l’ineffable

Christoph Willibald Gluck
Christoph Willibald Gluck |

Bibliothèque nationale de France

Sous ces auspices, un genre nouveau est né, « le genre instrumental expressif », dans lequel se sont illustrés d’abord Gluck, « le Shakespeare de la musique », Spontini, puis Weber et Beethoven, revendiqués depuis toujours par Berlioz comme ses pères spirituels. C’est bien dans ce nouveau genre qu’est née la principale invention du romantisme en musique. La musique purement instrumentale doit se faire expressive, « dire » l’homme, la nature, le divin, sans recours à la parole.

Dans les compositions de Beethoven et de Weber, on reconnaît une pensée poétique qui se manifeste partout. C’est la musique livrée à elle-même, sans le secours de la parole pour en préciser l’expression ; son langage devient alors extrêmement vague et par là même acquiert encore plus de puissance sur les êtres doués d’imagination. [...] on sent se réaliser en soi la vie sublime rêvée par les poètes, et l’on s’écrie avec Thomas Moore : « Oh divine musique ! Le langage impuissant et faible se retire devant ta magie ! Pourquoi le sentiment parlerait-il jamais, quand tu peux seule exhaler toute son âme ? 

Berlioz, Critique musicale, H. Robert Cohen et al. (éds.), Paris, Buchet-Chastel, 1996, p. 67-68

« Le plus romantique de tous les arts », d’après le mot d’E. T. A. Hoffmann possède, plus que le langage, paralysé par la précision même, une capacité à exprimer les mouvements les plus intimes de l’âme. La musique n’est donc plus ornementale : elle devient un langage, mieux fait que le langage verbal pour exprimer le monde intérieur et le mystère. C’est l’idée neuve qui est dans l’air romantique et Berlioz lui a donné son plus grand accomplissement et son plus grand éclat.

Des emprunts au domaine littéraire

Esquisse pour la Mort de Sardanapale
Esquisse pour la Mort de Sardanapale |

© GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Adrien Didierjean

Déployant avec une ampleur sans précédent la fureur et le fracas des passions humaines, Berlioz puise donc son inspiration dans ses propres émotions et dans les grands thèmes de la littérature. C’est que ce langage nouveau, inventé par la musique, doit parler de l’homme et du monde, comme le langage verbal. S’il rivalise avec lui par d’autres moyens et d’autres ambitions, il se tourne vers les mêmes objets. D’où l’extrême curiosité de Berlioz pour la littérature et la place qu’elle tient, en filigrane, dans sa musique. De plus, la musique nouvelle doit pour lui, comme le fait la littérature, exprimer cet homme nouveau que le traumatisme révolutionnaire a laissé sans repères familiers. L’exaltation de la liberté et de la nouveauté se mêle à la crainte de l’inconnu, à l’inquiétude que Chateaubriand, par exemple, a décrit dans René.

L'Ombre de Marguerite apparaissant à Faust
L'Ombre de Marguerite apparaissant à Faust |

Bibliothèque nationale de France
 

L’œuvre instrumental de Berlioz multiplie donc les interventions littéraires : il écrit un « programme » pour la Symphonie fantastique et Harold en Italie, symphonie composée pour Paganini, puise son sujet dans Le Pèlerinage de Childe Harold de Lord Byron. Roméo et Juliette, fait quant à lui appel à Shakespeare. Le poète anglais, ainsi que Virgile, sont des génies qui le font vibrer et qui demeurent constamment dans son esprit jusqu’à, écrit-il dans ses Mémoires, demeurer inconsolable de ne pas les avoir connus et de n’avoir pu partager cet amour.

Pour sa musique dramatique, la Damnation de Faust est l’un des témoignages les plus profonds de la façon dont le romantisme français a pu percevoir le mythe de Faust et l’œuvre de Goethe. Le fascine également la puissance de rébellion de Benvenuto Cellini, dont les Mémoires lui inspirent un opéra éponyme. Quant aux manuscrits et partitions de Berlioz, ils sont envahis par les citations empruntées à Thomas Moore (La Mort d’Orphée), à Shakespeare (Cléopâtre et les Huit Scènes de Faust), à Hugo (Symphonie fantastique).

Ainsi en 1846, après avoir entendu La Damnation de Faust, Théophile Gautier, qui connaît bien l’œuvre de Berlioz pour en avoir longuement rendu compte, peut déclarer : « Hector Berlioz nous paraît former, avec Hugo et Eugène Delacroix, la trinité de l’art romantique ».

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « Berlioz, la voix du romantisme » présentée du 17 octobre 2003 au 18 janvier 2004 à la Bibliothèque nationale de France, en partenariat avec Arte, France Musiques et l'Orchestre de Paris-Mogador.

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