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Shakespeare, maître en transgression

Souvenirs du Théâtre Anglais à Paris
Souvenirs du Théâtre Anglais à Paris

Bibliothèque nationale de France

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Shakespeare, en tombant ainsi sur moi à l'improviste, me foudroya. [...]
Je reconnus la vraie grandeur, la vraie beauté, la vraie vérité dramatiques.
Mémoires, chap. XVIII

Berlioz découvre Shakespeare lorsqu'une troupe de théâtre anglaise vient donner plusieurs représentations à l'Odéon, en 1827. C'est une révélation pour tous les romantiques : Alexandre Dumas compare leur émotion à celle que dut ressentir Adam à son éveil au Paradis. Mais « le succès de Shakespeare à Paris, aidé des efforts enthousiastes de toute la nouvelle école littéraire, que dirigeaient Victor Hugo, Alexandre Dumas, Alfred de Vigny, fut encore surpassé par celui de miss Smithson » (Mémoires, ibid.). Ainsi, Harriet n'est pas pour rien dans le bouleversement ressenti par Berlioz au spectacle d'Hamlet et de Roméo et Juliette. Quoi qu'il en soit, Shakespeare marque profondément le compositeur et aura une influence primordiale durant toute sa vie. Il le regarde comme un dieu, qu'il invoque d'ailleurs à la mort d'Harriet :

Shakespeare ! où est-il ? où es-tu ? Il me semble que lui seul parmi les êtres intelligents peut me comprendre et doit nous avoir compris tous les deux [...] C'est toi qui es notre père, toi qui es aux cieux, s'il y a des cieux [...] toi seul es le Dieu bon pour les âmes d'artistes ; reçois-nous sur ton sein, père, embrasse-nous !

(Mémoires, ch. LIX)
Hamlet contemplant le crâne de Yorick
Hamlet contemplant le crâne de Yorick |

Bibliothèque nationale de France

Macbeth consultant les sorcières
Macbeth consultant les sorcières |

Bibliothèque nationale de France

Shakespeare représente pour les romantiques la transgression des règles du théâtre classique, règles d'unité de temps et de lieu , c'est la liberté de forme et de langage, le droit de mélanger les genres – sublime et grotesque, épique et quotidien – et l'expression de la réalité, de la vie telle qu'elle est.

Berlioz lit les pièces d'abord en français, puis apprend l'anglais. Il finit par connaître parfaitement bien les œuvres, les nombreuses citations dans ses écrits et dans ses livrets en témoignent. La partition des Huit Scènes de Faust porte des citations d'Hamlet et de Roméo et Juliette en tête de chaque scène. Dans Le Retour à la vie, il exprime longuement son admiration par la bouche de Lélio : « Je me suis laissé fasciner par le terrible génie » et critique ses détracteurs : « Colosse tombé dans un monde de nains, que tu es peu compris ! [...] Sans te connaître, sur la foi d'écrivains sans âme (allusion à Voltaire), qui pillaient tes trésors en te dénigrant, on t'accuse de barbarie.« L'influence du tragédien apparaît tout au long de l'œuvre du musicien, qu'il s'agisse de pièces inspirées directement d'ouvrages de Shakespeare – Fantaisie dramatique sur La Tempête, ouverture de concert pour Le Roi Lear, Roméo et Juliette, La Mort d'Ophélie, Marche funèbre pour la dernière scène d'Hamlet, Béatrice et Bénédict, opéra comique en deux actes inspiré de Beaucoup de bruit pour rien – ou des Troyens, dont le sujet est emprunté à Virgile, mais dont toute la structure, la forme, la composition, le souffle appartiennent à Shakespeare.

Il est intéressant de noter également que la même citation de Macbeth ouvre, en français, et clôt, en anglais, les Mémoires :

La vie n'est qu'une ombre qui passe ; un pauvre comédien qui, pendant son heure, se pavane et s'agite sur le théâtre, et qu'après on n'entend plus ; c'est un conte récité par un idiot, plein de fracas et de furie, et qui n'a aucun sens.

Le Roméo et Juliette de Berlioz

Programme imprimé de Roméo et Juliette
Programme imprimé de Roméo et Juliette |

Bibliothèque nationale de France

Ayant rédigé un synopsis à partir des scènes les plus importantes du drame de Shakespeare, Berlioz confia à son ami le poète Émile Deschamps le soin d'écrire les textes des parties chantées de sa troisième symphonie. Roméo et Juliette est une « symphonie dramatique avec chœurs, solos de chant et prologue en récitatif harmonique » ; il est bien spécifié dans la préface du livret qu'il ne s'agit pas d'un opéra ou d'une cantate. Le chant informe l'auditeur des événements : ainsi la première partie est constituée d'un long prologue qui donne le déroulement de la pièce, puis chacun des épisodes est introduit par un chœur qui expose l'action, enfin un final choral commente la tragédie et son dénouement. Mais c'est la musique seule qui exprime les sentiments et les passions, qui traduit les dialogues des amants, les duos d'amour et de désespoir, le drame de leur mort. Berlioz, dans la préface du livret, justifie la forme adoptée pour ces thèmes – maintes fois traités vocalement auparavant – par son originalité : « il était prudent autant que curieux de tenter un autre mode d'expression » ; il recourt à la musique instrumentale, car c'est une « langue plus riche, plus variée, moins arrêtée et, par son vague même, incomparablement plus puissante en pareil cas ». Ce pourrait être là une définition de la musique romantique : seule la musique est capable d'exprimer la variété, la force comme le flou des sentiments.
Roméo et Juliette fut donné pour la première fois dans la salle du Conservatoire, sous la direction de Berlioz, le 24 novembre 1839. L'œuvre ne sera publiée qu'en 1847, avec quelques modifications du compositeur.