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Balzac sous la critique

Honoré de Balzac
Honoré de Balzac

Bibliothèque nationale de France

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Réaliste ou hallucinatoire, génial ou vulgaire : les lecteurs de Balzac ont des avis contrastés sur la valeur de son œuvre. Pour certains, il est un observateur scrupuleux qui consigne les mœurs de son temps avec une précision quasi scientifique. Pour d’autres, il sombre dans l’exagération, l’excès de détails et les visions délirantes. Mais au-delà de ces jugements opposés, une certitude demeure : ses personnages semblent plus vrais que nature.

Les critiques du 19e siècle

Hippolyte Taine

« Ses personnages vivent », écrit Taine à propos de Balzac, dans la même série d’articles où il le hausse à cet égard au niveau de Shakespeare, comparant les « combats » de Rastignac, « homme jeune, pauvre ambitieux, placé entre l’obéissance et la révolte » à « l’histoire éternelle du cœur, l’Hamlet de Shakespeare, l’adolescent généreux […] qui tout d’un coup, tombé dans le bourbier de la vie, se débat, sanglote et finit par s’y installer ou s’y noyer. ». 

Tout en insistant sur le « relief violent » qui caractérise les figures de Balzac, « grimaçantes, tourmentées, plus expressives, plus puissantes, plus vivantes que les physionomies réelles », tout comme sur leur aspect logique, dû au système philosophique balzacien, il cherche le secret de leur puissance vitale dans une esthétique plus expressionniste que réaliste : « Tout se tient en eux ; il y a toujours quelque passion ou situation qui les fonde et ordonne tout le reste. C'est pour cela qu'ils laissent une empreinte si forte ; chacune de leurs actions et de leurs parties concourt à l'enfoncer. Nous les sentons toutes en une seule sensation ; la figure est plus expressive que celle des vivants eux-mêmes; elle concentre ce que la nature a dispersé. »

Mais Taine est loin d'être le seul à insister sur cette dimension de la fiction balzacienne. Ce sera là une évidence des mieux partagées par la critique de la seconde moitié du 19e siècle.

Théophile Gautier

Gautier insiste dans le même sens, dans la série d’articles qu’il lui consacre dans L’Artiste en 1858 : « Depuis Molière, personne, à notre avis, n'a mieux soutenu un caractère que M. de Balzac, et depuis Shakespeare, nul n'a envoyé dans le monde, pour y vivre de cette vie sur laquelle le temps ne peut rien, une si prodigieuse quantité de personnages, ayant chacun sa physionomie, son parler, son geste, son tic ineffaçable. Ces types sont empreints d'une vitalité si forte, qu'ils se confondent, avec les êtres véritables. Qui n’a eu idée de négocier un emprunt avec Nucingen ou du Tillet, ou, étant malade, d’envoyer chercher Desplein ou Bianchon ? » (Cité dans La Presse, 26 novembre 1889).

Philarète Chasles

Selon Philarète Chasles, qui est avant Baudelaire, le premier critique à avoir fait de Balzac un « voyant » et non plus un simple « observateur » (1850), la vitalité de ses personnages est la traduction de sa propre vitalité : « La chimère ardente de son cerveau était toujours vivante et réelle ; elle ne le quitta jamais. De là l'énorme puissance de vitalité qui circule à travers son œuvre. Tout chez lui atteste l'artiste enivré de sa pensée et réalisant ses fantômes. Les fantômes chassent le réel et le remplacent. Les hommes vivants ne vivent plus ; ce sont les Nucingen, les Marneffe et les Vautrin qui existent seuls ». (Courrier de la Martinique, 3 octobre 1850)

Charles Baudelaire

Dans la veine de Philarète Chasles, Baudelaire qualifie Balzac de « visionnaire passionné » dont les personnages sont plus des archétypes que l'expression pure d'une réalité : « Toutes ses fictions sont aussi profondément colorées que les rêves. Depuis le sommet de l'aristocratie jusqu'aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et plus rusés dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne nous les montre. Bref, chacun, chez Balzac, même les portières, a du génie. Toutes les âmes sont des âmes chargées de volonté jusqu'à la gueule. »

Charles-Augustin Sainte-Beuve

Assortie de connotations négatives, c’est là une idée que Sainte-Beuve reprend, en mettant lui aussi l’accent sur la dimension hallucinatoire de la croyance de Balzac en ses personnages : « […] ces personnages de toute classe et de toute qualité qu'il avait doués de vie, se confondaient pour lui avec le monde et les personnages de la réalité, lesquels n'étaient plus guère qu'une copie affaiblie des siens. Il les voyait, il causait avec eux, il vous les citait à tout propos comme des personnages de son intimité et de la vôtre ; il les avait si puissamment et si distinctement créés en chair et en os, qu'une fois posés et mis en action, eux et lui ne s'étaient plus quittés : tous ces personnages l'entouraient, et, aux moments d'enthousiasme, se mettaient à faire cercle autour de lui » (« M. de Balzac », 2 septembre 1850, Causeries du lundi).

Guy de Maupassant

Après avoir énoncé quelques réserves, à propos du réalisme à ses yeux insuffisant de Balzac, quand on le compare aux romanciers naturalistes ultérieurs, Maupassant n’en porte pas moins le même jugement  : « On ne peut dire de lui qu'il fut un observateur, ni qu'il évoqua exactement le spectacle de la vie, comme le firent après lui certains romanciers, mais il fut doué d'une si géniale intuition et il créa une humanité tout entière si vraisemblable, que tout le monde y crut et qu'elle devint vraie. ».

Mais Maupassant va plus loin encore, car il insiste non seulement sur la vitalité du monde créé, mais aussi sur son influence sur la vie sociale : « Son admirable fiction modifia le monde, envahit la société, s'imposa et passa du rêve dans la réalité. Alors, les personnages de Balzac, qui n'existaient pas avant lui, parurent sortir de ses livres pour entrer dans la vie, tant il avait donné complète l'illusion des êtres, des passions et des événements. »

Dans l'histoire littéraire du 20e siècle

Le Père Goriot est, parmi les romans de Balzac, l'un des plus fréquemment cités et critiqués dans les anthologies et histoires littéraires.

Albert Thibaudet

« Dans l’œuvre de tout écrivain de génie, il y en a toujours une qui fait fonction de message profond, et qui se comporte comme une cellule mère. Tout se passe comme si chez Balzac, cette fonction était tenue par Le Père Goriot. » (Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, 1936)

François Mauriac

Le Père Goriot ne domine pas l’œuvre de Balzac, « mais ce roman me paraît en être le rond-point. De là partent de grandes avenues qu’il a tracées dans l’épaisseur de sa forêt d’hommes » (dans Claude Mauriac, Aimer Balzac, 1945)

Pierre Brunel

Dans son Histoire de la littérature française (1972), Pierre Brunel note, en étudiant la critique de Balzac, que chacun a bien voulu voir dans le romancier l'aspect qui le touche le plus : réalisme, vision, force dramatique. Mais « en fait, l'exceptionnelle et géniale réussite d'Honoré de Balzac vient de la convergence au sein d'une œuvre unique, — le roman conçu comme absolu esthétique, — de tous ces éléments jusqu'alors séparés. »

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2017).

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