Découvrir, comprendre, créer, partager

Focus

Un Livre de chasse richement enluminé

Le manuscrit français 616 de la Bibliothèque nationale de France
Prologue
Prologue

Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
En 1389, Gaston Phébus, comte de Foix et grand chasseur, dédie son Livre de chasse au duc de Bourgogne, Philippe le Hardi. Très vite, le livre, remarquable par son observation fine des animaux, est un succès dans les milieux aristocratiques. Des copies richement enluminées voient le jour, à l'image du manuscrit français 616 de la BnF.

Le destin du manuscrit français 616 de la Bibliothèque nationale de France n'est pas commun. Son premier propriétaire était un membre de la famille de Poitiers, peut-être Aymar de Poitiers ; mais par la suite, le livre passa dans les mains de Louis XIV, puis de son fils bâtard le comte de Toulouse, Grand Veneur de France, puis, sous la Restauration, de Louis-Philippe, avant d'entrer dans les collections nationales. Ce parcours prestigieux s'explique sans nul doute par l'extrême qualité de l'ouvrage, doté de près de cent enluminures qui accompagnent précisément le texte.

La composition du manuscrit

Comme de nombreux livre médiévaux, le manuscrit français 616 regroupe plusieurs textes : sur ses 218 feuillets, 112 sont consacrés au Livre de chasse, auquel ont été ajoutés les 16 feuillets des Oraisons de Gaston Phébus et les 75 feuillets des Déduits de la chasse de Gace de la Buigne. Les pages, de taille assez grande (35,7 x 25 cm), sont regroupées en dix-sept cahiers de huit feuillets (quaternions) sauf le premier (fol. 11-12) de deux feuillets, et le dernier (fol. 133-138) de six feuillets. Les quaternions sont généralement accompagnés d'une réclame.

Chasse au sanglier
Chasse au sanglier |

© Bibliothèque nationale de France

Le texte est écrit sur deux colonnes de 40 lignes, dans la même écriture gothique (libraria gothica formata) qu'un autre manuscrit du même texte, le français 619. Il est illustré de 87 peintures d’une excellente qualité qui comptent parmi les productions les plus séduisantes de l’enluminure parisienne du début du 15e siècle. Seul l’exemplaire conservé dans la Morgan Library, à New-York1, peut lui être comparé. Les enluminures, très voisines stylistiquement, ont pu être exécutées à la même époque et par la même équipe d’artistes.

Le volume se présente aujourd’hui dans une reliure de maroquin lie de vin, au décor de cathédrale, portant les armes des Orléans et, sur les revers en veau brun gaufré, le chiffre de Louis-Philippe.

Les enluminures et leurs peintres

Chasse au sanglier
Chasse au sanglier |

© Bibliothèque nationale de France

Les compositions peintes dans le français 616 ont été comparées très justement à des tapisseries en miniature. À quoi tient cet effet ? Essentiellement à trois causes : d'une part à la ligne d'horizon relevée très haut ; d’autre part, au fait que les divers éléments des compositions sont généralement disposés les uns à côté ou au-dessus des autres plutôt que les uns derrière les autres, ce qui atténue tout effet de profondeur. Ce parti n'est pas dû à une incapacité d'évoquer l'espace, mais à un parti délibéré et conscient des artistes gardant à l'esprit qu'ils avaient à illustrer un traité technique et documentaire. À ce point de vue une peinture, telle que celle représentant la confection de filets de chasse au fol. 53v, apparaît comme une véritable planche de démonstration. Un dernier élément enfin, le plus important peut-être, ajoute encore à l'effet très décoratif des compositions du français 616 : il s'agit de l'environnement végétal dans lequel se meuvent les figures. La technique purement picturale employée pour représenter la végétation au moyen d'une savante gradation de verts posés ton sur ton, sans aucune intervention du dessin, évoque irrésistiblement les « verdures » de la fin du Moyen Âge, et contribue à l'enchantement procuré par cet extraordinaire manuscrit.

Le nom des peintres ne nous est pas connu, mais cela n'empêche pas de reconnaître, dans le manuscrit, la participation de différentes personnalités. L'intervention des artistes paraît s'être déroulée en plusieurs étapes successives. Dans un premier temps, le dessin des compositions. Celle-ci semble avoir incombé entièrement aux artistes du Bedford trend, l'atelier du maître du duc de Bedford, tous les personnages présentant les attitudes et les gestes caractéristiques de cet atelier. L'opération de peinture proprement dite a ensuite été réalisée en plusieurs temps : peinture des fonds en tout premier lieu, peinture des personnages, des animaux, du cadre topographique et du mobilier ensuite ; enfin seulement : peinture du décor végétal. Les nombreux débordements des feuillages ou des plantes sur les figures animées ou inanimées montrent bien, en effet, que la végétation a été réservée pour la fin.

Contrairement à ce qui semble être généralement admis, l'exécution picturale du manuscrit français 616 est donc loin d'être homogène, et suppose la participation de plusieurs groupes d'artistes différents. Il faut examiner tour à tour, suivant l'ordre vraisemblable de leur intervention dans le manuscrit, les peintres des fonds et les peintres illustrateurs.

Les peintres des fonds

La peinture des fonds est la tâche qui incombe à des praticiens spécialisés (on connaît leur existence par un passage célèbre de la Cité des Dames de Christine de Pisan). La primauté de leur intervention est clairement indiquée par de multiples indices. L'examen attentif des miniatures montre en effet que certains éléments figurés ont été peints directement et à même les fonds. Ceci est particulièrement évident dans le cas des fonds d'or guillochés dont les stries profondément gravées dans le parchemin sont encore visibles sous la tête de certains personnages2. Ailleurs, ce sont les feuillages des arbres qui se sont écaillés, laissant apparaître la feuille d'or sous-jacente3.

Le répertoire ornemental de ces fonds est très varié. Au nombre des fonds traditionnels, mentionnons les fonds en damier (dits aussi « diaprés »), de loin les plus nombreux ; les fonds à rinceaux stylisés ; les fonds à doubles baguettes dorées entrecroisées perpendiculairement ou en losanges ; les fonds à pointes de diamants. Si certains motifs sont d'un usage courant à Paris depuis le milieu du 14e siècle, d'autres sont en revanche franchement inhabituels, voire même inconnus des enlumineurs de la capitale. Aucun autre manuscrit parisien de l'époque, par exemple, ne présente une telle série de fonds d'or guilloché, fonds qui n'apparaissent pas moins de quatorze fois dans le manuscrit français 616. Le fond d'or du folio 107v est piqueté de petits points dont l'alignement forme des rinceaux stylisés, motif qu'on ne retrouve qu'exceptionnellement dans l'enluminure parisienne de l'époque.

Chasse au sanglier
Chasse au sanglier |

© Bibliothèque nationale de France

Chasse aux lièvres
Chasse aux lièvres |

© Bibliothèque nationale de France

Leçon de cor
Leçon de cor |

Bibliothèque nationale de France

Trois autres peintures du Livre de Chasse présentent un motif encore plus foncièrement étranger aux habitudes parisiennes : il s'agit des scènes des folios 52v, 53v et 54, dont les fonds à ramages dorés rappellent ceux des manuscrits enluminés en Europe centrale et spécialement en Bohême à partir de la seconde moitié du 14e siècle. La présence de ces fonds dans le manuscrit français 616 pourrait s'expliquer de deux manières : soit parce que l'artiste qui en est l'auteur était d'origine germanique, soit parce qu'il a subi l'influence du modèle qu'il avait sous les yeux. Ce modèle était presque sûrement un manuscrit illustré par des enlumineurs avignonnais. Or on sait que ce motif à ramages d'or « bohémien » était couramment utilisé dès la fin du 14e siècle à Avignon. L'influence possible d'un modèle avignonnais pourrait également expliquer la présence dans le français 616 de fonds d'or guilloché. Ces fonds ont été en effet fréquemment employés dans les manuscrits enluminés à Avignon aux alentours de 1400. Les fonds d'or à rinceaux tracés en pointillé sont également courants à Avignon à cette époque.

Dans quelques cas limités, les fonds du français 616 semblent avoir été exécutés par les illustrateurs eux-mêmes. Cela est évident dans le cas des fonds aériens, mais paraît également probable pour les fonds en camaïeu peints4, où l'on reconnaît les rinceaux de feuillage caractéristiques des bordures du Bedford trend.

Les peintres illustrateurs

Maître des Adelphes et Bedford trend

Les conditions pour être un bon veneur
Les conditions pour être un bon veneur |

Bibliothèque nationale de France

On peut attribuer avec certitude au maître des Adelphes, le meilleur des artistes du Bedford trend travaillant dans le Livre de Chasse, les peintures des folios 13r, 50r, 51v et 54r. Cet artiste se caractérise par un dessin ondoyant, tout en étant extrêmement précis et analytique. Sa palette offre des tonalités raffinées mais froides. Son chef-d'œuvre dans le français 616 est incontestablement la peinture du folio 54r, montrant Gaston Phébus apprenant à ses serviteurs à corner et à huer. L'artiste s'est complu à détailler les motifs damassés, d'une infinie délicatesse, de la robe du comte de Foix, ainsi que les visages gonflés des serviteurs. Une autre réussite de l'artiste est le chien griffon du folio 50 dont il a rendu très minutieusement le pelage bouclé. Avec leur mélange d'observation aiguë et de stylisation décorative, les œuvres de cet enlumineur sont très représentatives du style gothique international.

Les artistes du Bedford trend partagent avec lui les mêmes particularités, mais présentent moins de raffinement dans l'exécution. On peut leur attribuer la quasi totalité des miniatures à partir du folio 775. Dans la première moitié du manuscrit en revanche, ils ont travaillé en collaboration avec deux artistes distincts du Bedford trend6.

Maître B

Chasse au sanglier : le dépeçage
Chasse au sanglier : le dépeçage |

Bibliothèque nationale de France

Autant le maître des Adelphes est avant tout dessinateur, autant l'artiste que nous baptiserons provisoirement maître B, est véritablement peintre.

Ses œuvres sont très reconnaissables à leur texture picturale épaisse et comme granulée, très différente de la facture lisse et porcelainée du maître des Adelphes et de ses assistants. Évitant en général les traits à l'encre noire, qu'il n'utilise que pour les contours essentiels de ses figures, il préfère dessiner et modeler directement au pinceau, posant hardiment des accents de couleur claire pour faire saillir les reliefs. Particulièrement remarquable à cet égard est, au folio 73v, la tête du valet tenant un sac par les dents, dont il a su évoquer en quelques coups de pinceaux vigoureux le caractère sculptural et la physionomie brutale. Non moins réussie dans son modelé plus subtil, est la tête du jeune valet éventrant un sanglier à la partie supérieure de la même peinture. Son coloris aux tonalités lumineuses et chaudes, où dominent l'orange et un bleu profond, place également cet artiste nettement à part des peintres du Bedford trend, avec lequel il ne semble avoir collaboré que dans ce seul manuscrit. Bien qu'il se soit contenté de peindre des compositions préalablement dessinées, ses œuvres ont un aspect bien tranché, indiquant un artiste à part entière et profondément original.

Le repas de chasse
Le repas de chasse |

© Bibliothèque nationale de France

Est-il possible de l'identifier avec l'un des enlumineurs connus sur la place de Paris à cette époque ? Avec toutes les précautions qui s'imposent dans un cas aussi délicat, il serait possible de reconnaître en lui, le maître de l'Epître d'Othéa, dont il partage nombre de caractéristiques. Deux peintures du français 616 sont particulièrement parlantes à cet égard : il s'agit de la chasse au cerf du folio 68 et du dépeçage du sanglier du folio 73v. Dans les deux scènes, le maître B a utilisé un fond d'un bleu profond, d'un effet presque crépusculaire, assez analogue aux ciels du maître de l'Epître d'Othéa. L'autre dominante de ce dernier artiste, un orange flamboyant, apparaît également chez le maître B. Mais c'est surtout dans les têtes de ses personnages que le maître B se révèle proche du maître de l'Epître : les traits du visage au lieu d'être dessinés de façon analytique comme chez les artistes du Bedford trend, sont le plus souvent évoqués chez lui au moyen de quelques accents elliptiques. Dans quelques cas exceptionnels, les visages des personnages du maître B semblent avoir été peints (ou repeints) par un artiste du Bedford trend. Dans la seconde de ces peintures, cette intervention se limite aux têtes des deux grands personnages de la partie supérieure, figurant Gaston Phébus et le chef des veneurs.

Certaines faiblesses dans les peintures relevant du style du maître B semblent indiquer qu'il était lui-même assisté de collaborateurs, ou qu'il a accordé moins de soin à l'exécution de ces peintures7. À l'artiste lui-même semblent attribuables les peintures d'une quinzaine de feuillets8.

Le maître des connils

Le dernier artiste dont on peut isoler le style dans le français 616 est l'auteur de la peinture du folio 26v illustrant le chapitre consacré aux connils, c'est-à-dire aux lapins. Le paysage qui se détache à l'horizon de cette page, avec son moulin, ses tours et ses châteaux vus comme par transparence à travers un fond aérien, se retrouve dans maintes œuvres de l'enlumineur connu sous le nom de maître d'Egerton. La technique pointilliste de cette peinture, le fond céleste peint à l'aide de très fines touches horizontales sont également caractéristiques de cet artiste. La facture serrée du folio 26v se retrouvant dans toutes les peintures du cahier où s'insère ce feuillet9 ; il paraît légitime de les attribuer au même artiste.

Le lièvre
Le lièvre |

© Bibliothèque nationale de France

L’ours
L’ours |

Bibliothèque nationale de France

Notes

  1. Morgan Library, Ms. M. 1044, ancienne collection Clara S. Peck.
  2. Fol. 85 et 101 par exemple.
  3. Fol. 50 et 94 par exemple.
  4. Fol. 57v, 86, 105v, 106v, 111, 114 et 115v.
  5. À l'exception de celle du folio 106v.
  6. Leur participation se limite dans cette partie aux peintures des folios 16, 20, 35v, 47v, 52v, 53v, 63v, 64, 65 et 66.
  7. Fol. 29v, 31v, 34v, 36, 37, 51, 55 et 106v.
  8. Fol. 37v, 40v, 45v, 46v, 53, 58v, 61v, 62v, 67, 68, 70, 72, 73, 73v et 77v.
  9. Fol. 21, 23, 24v et 27v.