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L’esprit des Lumières

Voltaire et Frédéric II le Grand, roi de Prusse
Voltaire et Frédéric II le Grand, roi de Prusse

Blbliothèque nationale de France

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Les Lumières sont une époque d'aboutissement, de récapitulation, de synthèse – et non d'innovation radicale. À leur fondement, les notions d’autonomie, de finalité humaine des actes, et d’universalité. Trois idées simples, sont les innombrables conséquences s’entremêlent et tissent un véritable esprit des Lumières.

Les grandes idées des Lumières ne trouvent pas leur origine au 18e siècle ; quand elles ne viennent pas de l'Antiquité, elles portent les traces du haut Moyen Âge, de la Renaissance, de l'époque classique. Les Lumières absorbent et articulent des opinions qui dans le passé se combattaient.

À la fois rationalistes et empiristes, héritières de Descartes comme de Locke, les Lumières accueillent les Anciens et les Modernes, les universalistes et les particularistes. Elles sont éprises d'histoire et d'éternité, de détails et d'abstractions, de nature et d'art, de liberté et d'égalité. Si les ingrédients sont anciens, leur combinaison est neuve : non seulement ils ont été articulés entre eux, mais, et cela est essentiel, c'est au moment des Lumières que ces idées passent des livres dans le monde réel.

De très nombreux individus portent la pensée des Lumières. Loin de se sentir d'accord entre eux, ils passent leur temps en âpres discussions, de pays à pays comme à l'intérieur de chaque pays. Les Lumières sont un temps de débat plutôt que de consensus. Multiplicité redoutable, et pourtant, il existe un esprit commun des Lumières.

Émancipation et autonomie

Le premier trait constitutif de la pensée des Lumières consiste à privilégier ce qu'on choisit et décide soi-même, au détriment de ce qui vous est imposé par une autorité extérieure. Cette préférence comporte deux facettes, l'une critique, l'autre constructive : il faut se soustraire à toute tutelle imposée aux hommes du dehors et se laisser guider par les lois, normes, règles voulues par ceux-là même à qui elles s'adressent. Émancipation et autonomie sont les deux temps d'un même processus, également indispensables. Pour pouvoir s'y engager, il faut disposer d'une entière liberté d'examiner, de questionner, de critiquer, de mettre en doute : plus aucun dogme ni aucune institution n'est sacré.

Se libérer de l'autorité religieuse

The Sleeping Congregation
The Sleeping Congregation |

Bibliothèque nationale de France

La tutelle sous laquelle vivaient les hommes avant les Lumières était, en tout premier lieu, de nature religieuse. C'est donc à la religion que vont s'adresser les critiques les plus nombreuses, visant à rendre possible la prise en main par l'humanité de son propre destin. Il s'agit pourtant d'une critique ciblée : ce qu'on rejette, c'est la soumission de la société ou de l'individu à des préceptes dont la seule légitimité vient de ce qu'une tradition les attribue aux dieux ou aux ancêtres. Ce n'est plus l'autorité du passé qui doit orienter la vie des hommes, mais leur projet d'avenir. Rien n'est dit en revanche de l'expérience religieuse elle-même, ou de l'idée de transcendance, ou de telle doctrine morale portée par une religion particulière. La critique porte sur la structure de la société, non sur le contenu des croyances. La religion sort de l'État sans pour autant quitter l'individu. Le grand courant des Lumières va se réclamer, non de l'athéisme, mais de la religion naturelle, du déisme, ou d'une de leurs nombreuses variantes. L'observation et la description des croyances du monde entier, à laquelle vont se livrer les hommes des Lumières, n'ont pas pour but de récuser les religions, mais de conduire à une attitude de tolérance et à la défense de la liberté de conscience.

L'observation et la description des croyances du monde entier, à laquelle vont se livrer les hommes des Lumières, n'ont pas pour but de récuser les religions, mais de conduire à une attitude de tolérance et à la défense de la liberté de conscience. 

Développer les connaissances

L’Optique
L’Optique |

© Blbliothèque nationale de France

Ayant rejeté le joug ancien, les hommes fixeront leurs nouvelles lois et normes à l'aide de moyens purement humains – plus de place ici pour la magie ni pour la révélation. À la certitude de la Lumière viendra se substituer la pluralité des lumières. La première autonomie conquise est celle de la connaissance. Celle-ci part du principe qu'aucune autorité, aussi bien établie et prestigieuse soit-elle, ne se trouve à l'abri de la critique. La connaissance n'a que deux sources, la raison et l'expérience, et toutes deux sont accessibles à chacun. La raison est mise en valeur comme outil de connaissance, non comme mobile des conduites humaines, elle s'oppose à la foi, non aux passions. Celles-ci, au contraire, sont à leur tour émancipées des contraintes venues d'ailleurs.


La libération de la connaissance ouvre la voie royale à l'épanouissement de la science. Tous voudraient alors se mettre sous la protection d'un personnage qui n'est pas un philosophe mais un savant : Newton joue pour le Siècle des lumières un rôle comparable à celui de Darwin pour les siècles suivants. La physique fait des progrès spectaculaires, suivie par les autres sciences, chimie, biologie et même sociologie ou psychologie. Les promoteurs de cette nouvelle pensée voudraient apporter les lumières à tous, car ils sont persuadés qu'elles serviront au bien de tous. Ils favoriseront donc l'éducation sous toutes ses formes, depuis l'école jusqu'aux académies savantes ; et la diffusion du savoir, par des publications spécialisées ou par des encyclopédies qui s'adressent au grand public.

Pour la liberté de conscience

Mrs Stanhope
Mrs Stanhope |

Blbliothèque nationale de France

Le principe d'autonomie bouleverse tant la vie de l'individu que celle des sociétés. Le combat pour la liberté de conscience, qui laisse à chacun le choix de sa religion, n'est pas nouveau, mais il faut toujours le recommencer ; il se prolonge en une demande de liberté d'opinion, d'expression, de publication. Accepter que l'être humain soit la source de sa loi, c'est aussi l'accepter dans son entier, tel qu'il est, et non tel qu'il devrait être. Or il est corps et esprit, passions et raison, sensualité et méditation. Il est aussi, pour peu qu'on accepte de s'intéresser à lui-même et pas seulement à ses devoirs, infiniment divers – ce qu'on voit en passant de pays en pays, mais également de personne à personne. C'est ce que sauront dire, mieux que toute littérature savante, les genres nouveaux qui mettent l'individu au centre de leur attention : roman d'une part, autobiographie de l'autre. Genres qui n'aspirent plus à révéler les lois éternelles des conduites humaines, ni le caractère exemplaire de chaque geste, mais montrent des hommes et des femmes particuliers, engagés dans des situations particulières. C'est ce que dit aussi la peinture, qui se détourne des grands sujets mythologiques et religieux pour montrer des êtres humains nullement exceptionnels, saisis dans leurs activités communes, dans leurs gestes les plus quotidiens.

L'autonomie de l'individu se prolonge dans celle de son cadre de vie comme dans celle de ses œuvres. Elle entraîne la découverte du milieu naturel, fait de forêts et de torrents, de clairières et de collines qui n'ont pas été soumis à des exigences géométriques ou pratiques. Parallèlement, elle accorde une place nouvelle aux artistes et à leurs pratiques. Peintres et musiciens, acteurs et écrivains ne sont plus de simples amuseurs ou décorateurs, mais s'adonnent à des activités appréciées : l'artiste créateur décide lui-même de ses propres compositions et les destine à une jouissance purement humaine. Ces deux mises en valeur témoignent en même temps de la dignité nouvelle accordée au monde sensible.

Transformer l'espace politique

Voltaire et Frédéric II le Grand, roi de Prusse
Voltaire et Frédéric II le Grand, roi de Prusse |

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L'exigence d'autonomie transforme encore plus profondément les sociétés politiques ; elle prolonge et accomplit la séparation du temporel et du spirituel. Au Siècle des Lumières, on a recours à une première forme d'action : on s'efforce de communiquer les résultats des recherches librement conduites aux souverains bienveillants, pour que ceux-ci infléchissent leur politique : c'est ce qu'on attend de Frédéric II à Berlin, de Catherine II à Saint-Pétersbourg ou de Joseph II à Vienne. Au-delà de ce despotisme éclairé, qui cultive l'autonomie de la raison chez le monarque mais préserve la soumission du peuple, cette exigence conduit à deux principes. Le premier est celui de la souveraineté, principe déjà ancien qui reçoit ici un contenu nouveau : la source de tout pouvoir est dans le peuple, et rien n'est supérieur à la volonté générale. Le second est celui de la liberté de l'individu vis-à-vis de tout pouvoir étatique, légitime ou illégitime, dans les limites d'une sphère qui lui est propre ; pour l'assurer, on veille au pluralisme et à l'équilibre des différents pouvoirs. Dans tous les cas se trouve consommée la séparation du théologique et du politique : celui-ci s'organise désormais en fonction de ses propres critères.

Vers une société laïque

« Soyez libres, vivez »
« Soyez libres, vivez » |

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Tous les secteurs de la société ont tendance à devenir laïques, alors même que les individus restent croyants. Ce programme concerne non seulement le pouvoir politique, mais aussi la justice : le délit, tort causé à la société, est le seul qu'elle doit réprimer, et il doit être distingué du péché, faute morale au regard d'une tradition. Et aussi l'école, destinée à être soustraite au pouvoir ecclésiastique pour devenir un lieu de propagation des lumières, ouverte à tous, donc gratuite, et en même temps obligatoire pour tous. Et aussi la presse périodique, où peut trouver place le débat public. Et aussi l'économie, qui doit être affranchie des contraintes arbitraires et permettre la libre circulation des biens ; qui doit se fonder sur la valeur du travail et de l'effort individuel, plutôt que de s'encombrer de privilèges et de hiérarchies venus du passé.
Le lieu le plus approprié à l'ensemble de ces mutations est la grande ville, qui favorise la liberté des individus et leur donne en même temps l'occasion de se rencontrer et de débattre en commun.

Finalité des actions humaines

La volonté de l'individu comme celle des communautés s'est émancipée des anciennes tutelles. Est-ce à dire qu'elle est maintenant entièrement libre, qu'elle ne connaît plus aucune limite ? Non : l'esprit des Lumières ne se réduit pas à la seule exigence d'autonomie, mais apporte aussi ses propres moyens de régulation.

La quête du bonheur

Les Charmes de la vie
Les Charmes de la vie |

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La Croisée
La Croisée |

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Le premier d'entre eux concerne la finalité des actions humaines libérées. À son tour, celle-ci descend sur terre : elle ne vise plus Dieu mais les hommes. En ce sens, la pensée des Lumières est un humanisme ou, si l'on préfère, un anthropocentrisme. Il n'est plus nécessaire, comme le demandaient les théologiens, d'être toujours prêt à sacrifier l'amour des créatures à celui du Créateur ; on peut se contenter d'aimer d'autres êtres humains. Quoi qu'il en soit de la vie dans l'au-delà, l'homme doit donner sens à son existence terrestre. La quête du bonheur remplace celle du salut. L'État lui-même ne se met pas au service d'un dessein divin, il a pour objectif le bien-être de ses citoyens. Ceux-ci à leur tour ne font pas preuve d'un coupable égoïsme lorsqu'ils aspirent au bonheur dans le domaine qui dépend de leur volonté, ils ont raison de choyer leur vie privée, de rechercher l'intensité des sentiments et des plaisirs, de cultiver l'affection et l'amitié. La vie de Casanova est, sur ce plan-là, tout à fait exemplaire.

Des droits inaliénables

Droits de l’Homme et du Citoyen
Droits de l’Homme et du Citoyen |

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La seconde restriction apportée à la libre action des individus comme des communautés consiste à affirmer que tous les êtres humains possèdent, de par leur nature même d'humains, des droits inaliénables. Les Lumières absorbent ici l'héritage de la pensée du droit naturel, telle qu'elle se formule au milieu du 18e siècle : à côté des droits dont les citoyens jouissent dans le cadre de leur société, ils en détiennent d'autres, communs à tous les habitants du globe et donc à chacun, droits non écrits mais non moins impérieux pour autant.
Tout être humain a droit à la vie. La peine de mort est donc illégitime, même lorsqu'elle frappe un criminel qui a tué : si l'assassinat privé est un crime, comment l'assassinat public pourrait-il ne pas en être un ?
Tout être humain a droit à l'intégrité de son corps. La torture est donc illégitime, même lorsqu'elle est pratiquée au nom de la raison d'État.

L'appartenance au genre humain, à l'humanité universelle est plus fondamentale encore que l'appartenance à telle ou telle société. L'exercice de la liberté se trouve donc contenu par l'exigence d'universalité et le sacré, qui a quitté les dogmes et les reliques, s'incarne désormais dans ces « droits de l'homme » nouvellement reconnus.

Le principe d'universalité

Si tous les êtres humains possèdent un ensemble de droits identiques, il s'ensuit qu'ils sont égaux en droit : la demande d'égalité découle de l'universalité. Elle permet d'engager des combats qui se poursuivent de nos jours : les femmes devraient être égales aux hommes devant la loi ; l'esclavage, aboli – l'aliénation de la liberté d'un être humain ne pouvant jamais être légitime ; les pauvres, les sans-grades, les marginaux, reconnus dans leur dignité ; et les enfants, perçus en tant qu'individus.

« Moi libre aussi »
 
« Moi libre aussi »
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Cette affirmation de l'universalité humaine provoque l'intérêt pour des sociétés autres que celle où l'on est né. Les voyageurs et les savants ne peuvent cesser du jour au lendemain de juger les peuples lointains avec des critères provenant de leur propre culture ; pourtant, leur curiosité est éveillée, ils deviennent conscients de la multiplicité de formes que peut prendre la civilisation et commencent à accumuler des informations et des analyses, qui avec le temps transformeront leur idée de l'humanité. De même pour la pluralité dans le temps : le passé cesse d'être l'incarnation d'un idéal éternel ou un simple répertoire d'exemples, pour devenir une succession d'époques historiques dont chacune a sa propre cohérence et ses propres valeurs. La connaissance de sociétés différentes de celle de l'observateur lui permet en même temps de tourner vers soi un regard moins naïf : il ne confond plus sa tradition avec l'ordre naturel du monde. C'est ainsi que le Français Montesquieu peut critiquer les Persans, mais aussi imaginer des Persans qui critiquent judicieusement les Français.

Famille Iroquoise
Famille Iroquoise |

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