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« Ciel mes bijoux ! » Le traitement de la joaillerie dans la bande-dessinée francobelge 

L'Affaire du collier
L'Affaire du collier

© Editions Blake & Mortimer / Studio Jacobs (Dargaud-Lombard s.a.), 2024

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En 1983, Lucky Lucke perd l’un de ses attributs : la cigarette. Aurait-il pu arriver la même chose à la très officielle étoile de shérif de Rantanplan, ce véritable pied de nez adressé à l’autorité, pénitentiaire notamment, par René Goscinny ? Comment imaginer Corto Maltese sans anneau d’or à l’oreille gauche, signe de son appartenance à la marine marchande anglaise ? Quid des bijoux archéologiques ? Des fibules et boucles de capes romaines d’Alix ? Des ceintures et casques gaulois d’Astérix et Obélix ? De la couronne de vautour et de l’aerus de Cléopâtre ? Est-il seulement possible de se représenter en pensée la célèbre Castafiore privée de ses bijoux ?  

Nombre de figures incontournables de la bande dessinée francobelge d’après-guerre se parent en effet des objets précieux devenus iconiques. Si le rapport aux bijoux semble avoir évolué au gré d’une meilleure diffusion de la culture joaillière auprès du grand public, l’histoire de la bande dessinée francobelge peut-être perçue comme un parfait révélateur de ce changement : longtemps resté dans le secret des coffres-forts, le bijou tend aujourd’hui à se démocratiser sans pour autant se banaliser.  

Le bijou aux affaires 

De tous les thèmes traités par la bande-dessinée internationale, celui de la chasse aux trésors a longtemps figuré parmi les plus populaires. Donald et le trésor des pirates, une des premières histoires de Carl Barks, publiée en octobre 1942, (1901-2000) est une source d’inspiration majeure de La Nouvelle île au trésor, soit le premier succès d’Osamu Tezuka (1928-1989) paru cinq années plus tard. Barks relancera régulièrement ses palmipèdes autour du monde à la recherche de nouvelles merveilles à l’instar de La couronne perdue de Genghis Khan, en novembre 1955.  

Du côté de la bande dessinée franco-belge, le traitement de la bijouterie et de la joaillerie a longtemps relevé du seul domaine criminel, certains titres d’albums, plus ou moins répétitifs et souvent inter-référencés, semblent presque interchangeables  : en témoigne très explicitement en 1994 Le Schtroumpfeur de bijoux, premier volume de la série publié chez Le Lombard à la suite de la mort de Pierre Culliford, dit Peyo (1928-1992), au titre tout à fait compréhensible. Le vol de bijoux peut être décliné sur un mode fictif, comme à partir de 1961 dans Les Bijoux de la Castafiore de Hergé (1907-1983) ou vingt ans plus tard dans L’Affaire des bijoux de Maurice Tillieux (1921-1978). Il peut aussi advenir dans un contexte historique, comme à partir de 1965 dans L’Affaire du collier de E.P. Jacobs (1904-1987). Enfin, il peut-être explicitement inspiré de faits divers contemporains, comme plus récemment pour  Les Bijoux de la Begum de Yann (1954-) et Schwartz (1963-) en 2018 ou Les Bijoux de la Kardashian de Dumond et Vignolle, publié l’année suivante. 

Le délit est même devenu la spécialité de séries entières : de l’autre côté des Alpes, pensons à Diabolik, créée en 1962 par les sœurs Angela (1922-1987) et Luciana Giussani (1928-2001) qui décèlent dans cet objet de désir une ressource inépuisable d’histoires toutes plus rocambolesques et glamours les unes que les autres. Quant aux Bijoux de la Castafiore, le récit de l’album fut vraisemblablement inspiré du vol, en 1960, des bijoux de Sophia Lauren sur le tournage du film Les Dessous de la millionnaire (The Millionairess) d’Anthony Asquith. 

De la scène à la case

Le thème des Bijoux de la Castafiore résonne d’ailleurs avec de nombreux autres albums de l’œuvre d’Hergé. L’album se distingue d’abord par sa couverture, sur laquelle le héros intime directement au lecteur de faire silence, une référence au théâtre également présente au sein du titre initialement souhaité par Hergé : Ciel mes bijoux ! finalement rejeté par l’éditeur Casterman. On sait également qu’Hergé s’est servi de photographies de l’Opéra de Paris pour sa documentation. 

Or, dès 1941, Hergé avait écrit avec son ami le peintre et journaliste Jacques van Melkebeke (1904-1983) une pièce de théâtre intitulée Tintin aux Indes ou le mystère du diamant bleu, une illustration réalisée à l’encre de Chine avait été réalisée pour l’occasion. La pièce d’Hergé et « l’ami Jacques » fut donnée les 15 et 17 avril 1941 ainsi que les 1er et 8 mai de la même année au Théâtre royal des Galeries à Bruxelles, dans une mise en scène de Paul Riga. La première date est historique puisque c’est à cette occasion qu’Hergé fait la rencontre d’Edgar P. Jacobs (1904-1987), également amateur de la chose joaillière dans ses propres albums de Blake et Mortimer. Dès La Marque Jaune, en 1953, Jacobs s’intéresse à la question du bijou historique et notamment royal en représentant la couronne impériale britannique avec une grande précision (on peut en effet y reconnaître tant le rubis du prince noir que le saphir Stuart).  

Histoires de bijou et bijoux d’Histoire 

Sept années plus tard, c’est cette fois presque au second degré que Jacobs reprend, dans le véritable exercice de variation sur les genres qu’est Le Piège diabolique, le topos du trésor médiéval. Motif déjà présent dans le titre du Trésor de Rackham le Rouge, publié par Hergé en 1943, soit deux ans après son diamant bleu.  

L’année même de la publication du très pittoresque Trésor de Beersel de Willy Vandersteen (1913-1990) et de La Marque jaune, paraissent les premières pages du nouvel album des aventures de Jo, Zette et Jocko : La Vallée des cobras (1953). Dès le début du récit, Hergé introduit dans l’intrigue le vol d’un collier de perles fines appartenant à un maharadjah. Un bijou qui pourrait tout à fait avoir une existence réelle au vu des collections princières indiennes de l’époque. Ce même maharadjah offrira une émeraude à la Castafiore, Hergé reliant par là même les univers de ses deux séries.  

L'Affaire du collier
L'Affaire du collier |

© Editions Blake & Mortimer / Studio Jacobs (Dargaud-Lombard s.a.), 2024

Après la publication des Bijoux de la Castafiore en 1961, Jacobs revient à la thématique de la joaillerie historique avec plus d’emphase encore à l’occasion de L’Affaire du collier, publié à partir de 1965. Pour cette première histoire strictement policière, exempte de tout élément fantastique ou science-fictionnel, Jacobs reprend comme modèle pour la couverture de son album ainsi que pour les premières (composées par Gérald Forton) et dernières pages, la réplique du collier composé par Boehmer et Bassenge et qui emporta dans la tourmente la reine Marie-Antoinette, le collier ayant été disloqué dès le 18e siècle. Riyoko Ikeda (1947-) en fera de même pour sa Rose de Versailles en 1972. Plusieurs répliques du fameux collier disparu sont en effet connues, composées à partir du gouaché et de gravures reprenant, ou plutôt interprétant le dessin originel. Jacobs se servit précisément de cette ambiguïté en trompant dans son récit le terrible Olrik avec une réplique du collier.  

Représentation exacte du grand collier en brillants des Srs Boehmer et Bassenge : gravé d'après la grandeur des diamans
Représentation exacte du grand collier en brillants des Srs Boehmer et Bassenge : gravé d'après la grandeur des diamans |

Bibliothèque nationale de France

De l’objet au sujet 

Parallèlement au développement de ces sujets d’enquête, d’action ou d’aventure, qui mériteraient une approche dédiée, la notion même de bijou nous paraît avoir évolué au fur et à mesure d’une meilleure diffusion de la culture joaillière et gemmologique auprès du grand public. Le titre évocateur d’autres albums, comme L’Anneau des Castellac de Peyo, prépublié dans le Journal de Spirou du 25 août 1960 au 5 avril 1961, puis sous forme d’album en 1962 chez Dupuis pourrait ainsi témoigner de cette nouvelle perception dans le 9e art.

Véritable objet-personnage, l’anneau incarne au sein du récit le moyen d’identification même du personnage du duc et rappelle tant la dimension personnelle que la fonction sigillaire de certains bijoux masculins médiévaux, telles les bagues à intaille qui pouvaient servir de sceaux individuels. 

Corto Maltese
Corto Maltese |

Bibliothèque nationale de France
© 1976 Cong S.A « Corto Maltese, la ballade de la mer salée » All rights reserved.

Plus récemment, dans Bijou, de Loustal (1956-) et Fred Bernard (1969-), publié en 2018, le diamant sud-africain joue le rôle de personnage principal de l’histoire, signe d’une évolution des rapports à la matière précieuse et, peut-être, d’une forme de lassitude face à un traitement maintes fois répété.  

Il en est bien-sûr de même du côté de la bande dessinée internationale, où le bijou paraît être doté d’autres pouvoirs encore. Les exemples de joyaux d’importance y sont en effet légion, et ce tous genres confondus, science-fiction comprise. Dans Le ranger de l’espace (1958), le héros est par exemple enfermé dans un joyau spatial. De même en 1966, dans Deep Ruby ! d’Archie Goodwin (1937-1998) et Steve Ditko (1927-2018), c’est la pierre elle-même qui, une fois n’est pas coutume, fascine le héros par le pouvoir de sa couleur, tandis que dans le domaine du comics moderne, le pouvoir combiné des « six gemmes de l’infini » ornant dès 1972 le  « gant de l’infini »de Thanos pourrait trouver sa source dans la tradition indienne ancestrale des neuf gemmes du Navaratna.

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre d'un partenariat avec l'École des Arts Joailliers, soutenue par Van Cleef & Arpels.

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