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Bijoux et gemmes au cœur de la narration

L'expression romanesque
« Edmond remua à poignée les diamants, les perles, les rubis. »
« Edmond remua à poignée les diamants, les perles, les rubis. »

Bibliothèque nationale de France

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Réels, imaginaires, utilitaires, pierre angulaire de l’intrigue, les bijoux et les gemmes se lisent souvent comme des signifiants. S’ils se confondent parfois avec les héros et héroïnes qui les portent, la fusion entre les deux peut être totale. Ils permettent ainsi aux lecteurs de mieux appréhender tant les personnages que leurs péripéties. Codifiés, parfois stéréotypés au sein du texte, ils n’en demeurent pas moins de véritables actants. Débordant de sa fonction première et servant la mise en histoire, le bijou est ainsi voué à susciter les envies, à dire les désirs et les obsessions. Avec lui s’invitent à l’intérieur même du récit, la rêverie, l’aventure, l’exaltation… 

Bague foi
Bague foi |

© Galerie Fabian de Montjoye

Le bijou ou l'écriture des personnages

Comme le souligne la chercheuse Marta Caraion dans son article « Objets en littérature au 19e siècle », l’objet littéraire « rentre dans la mécanique romanesque en interaction avec les personnages et se dégage alors de sa charge utilitaire pour signifier en dehors de sa détermination fonctionnelle ». Il en est ainsi des bijoux et des gemmes au sein de la trame narrative. Dans de nombreuses histoires, ces derniers vont doter le protagoniste des caractéristiques qui le définissent. Si au cœur du texte, les bijoux se distinguent par la singularité qu’ils portent en eux, ils sont également à l’image de leur porteur. Parfois les romanciers pensent leurs personnages comme des objets de luxe. Dans la nouvelle « Le Rideau cramoisi » extraite des Diaboliques (1874) de Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889), le vicomte de Brassard possède, selon la docteure en littérature française Sophie Pelletier, toutes les caractéristiques d’un bijou : « étincelants, d’un bleu très sombre, mais très brillants dans leur enfoncement, et […] piqu[ent] comme deux saphirs taillés en pointe ! » 

L’idée se retrouve dans Le Faucon Maltais (1929) où Joël Cairo est personnifié par la rutilante bague en rubis qu’il porte à son doigt. Nombreux sont les personnages qui manifestent un goût immodéré pour la parure. Goût si prononcé qu’il devient objet d’obsessions et d’excentricités. La littérature dite décadente de la fin du 19e siècle offre, en ce sens, un panel de héros qui s’enfoncent dans diverses monomanies joaillières. Comment ne pas penser au célèbre personnage de Joris Karl Huysmans (1848-1907) ? Dans À Rebours, antiroman sans intrigue de 1884, l’écrivain expose les goûts et les dégoûts de Jean Floressac Des Esseintes, dandy névrosé et blasé qui s’obstine à parer de mille pierreries une tortue vivante afin de mettre en valeur un tapis d’Orient. 

À rebours
À rebours |

Bibliothèque nationale de France

« Tortue de soirée »
« Tortue de soirée » |

© Bulgari

Les orgueilleux protagonistes de Jean Lorrain (1855-1906) se joignent à ce tableau de la folie moderne. Parmi eux, le duc de Fréneuse alias M. de Phocas dans le roman éponyme de 1901, esthète aristocrate vieillissant, confesse son envoûtement pour la transparence glauque des gemmes. Chez son alter ego M. de Bougrelon l’auteur relate les exubérantes toilettes d’un dandy décharné. Dans Le Vice errant, l’agonisant et débauché prince russe, Wladimir Noronsoff, projection paroxystique de l’écrivain selon le chercheur en littérature Phillip Winn, offre à ses convives du Café de la Paix de nombreux bijoux. Lui-même a les doigts surchargés de bagues et est obnubilé par les beaux joyaux. 

Mr de Phocas
Mr de Phocas |

Bibliothèque nationale de France

Couverture illustrée du Vice Errant
Couverture illustrée du Vice Errant |

Bibliothèque nationale de France

Parures littéraires, actions délétères 

Pendentif « Vendetta »
Pendentif « Vendetta » |

© Gros & Delettrez

Au sein du texte littéraire, les bijoux, ambigus et équivoques, reflètent brillamment les hallucinations et les perversions des héros qui les portent. La fatalité, la folie, la pathologie, et la déchéance donnent au bijou-texte une forte portée narrative. Il se mue alors en  une matière littéraire cruelle et funeste où, dans une dualité significative, le beau rencontre le macabre. Comme le précise Geneviève Sicotte, l’envers négatif de ce petit ornement si précieux se dévoile alors en filigrane. 

Le Poison des pierreries
Le Poison des pierreries |

Bibliothèque nationale de France

Les gemmes peuvent se faire néfastes à l’instar de leur expression tout au long conte allégorique de Camille Mauclair (1872-1945) Le Poison des pierreries de 1903. Des bijoux au caractère délétère traversent ainsi l’écriture des auteurs décadents. La bague empoisonnée du Vice Suprême (1884) de Joséphin Péladan (1858-1918) trouve un écho chez M. de Phocas. Les bagues qui tuent se rencontrent également dans la célèbre œuvre du romantique Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires (1844), chez Gaston Le Roux (1868-1927) grâce aux aventures du jeune reporter Rouletabille dans Le Parfum de la dame en noir (1908) ainsi que dans La Bague d’Annibal (1907) de Barbey d’Aurevilly. Dans ce texte de jeunesse, le nouvelliste fait allusion à plusieurs reprises au bijou historique, orné d’ « une pierre, et sous cette pierre, il y avait une goutte de poison. » C'est avec cette goutte de poison que le carthaginois Hannibal Barca se suicide en l’an 183 avant J.C alors qu’il allait être livré aux romains. 

Anatole France et Jean Lorrain
Anatole France et Jean Lorrain |

Bibliothèque nationale de France

Les gemmes participent au trépas de certains personnages. Il en est ainsi de La Buveuse de Perles de l’auteur dramatique Mario Uchard (1824-1893) qui s’empoisonne avec une des perles de son collier dissoute dans sa coupe de champagne. Parfois, ce sont au contraire les gemmes qui « meurent » au contact des protagonistes. Chez Octave Mirbeau, le corps malade de la belle britannique Clara Terpe, atteinte d’éléphantiasis fait jaunir et se décomposer ses perles : les gemmes « mouraient sur sa peau, contaminées par l’infâme poison » (Le Jardin des supplices). Le luxe mêlé au lugubre, au fatal, au périssable sert la trame narrative. Dans Les Contes des Mille et Une nuits, lors de son quatrième voyage, Sinbad se retrouve enfermé dans une grotte où reposent des corps en décomposition parés de bijoux, diamants, rubis et bracelets d’or. Des objets que le marin vole aux morts avant de s’échapper et d’arriver à Bagdad, couvert de ses nouvelles richesses. 

Mademoiselle de Scudéri
Mademoiselle de Scudéri |

Bibliothèque nationale de France

Quand les bagues ne sont pas empoisonnées, les protagonistes s’arment d’instruments de torture aux allures joaillières. Les bijoux accompagnent les protagonistes dans leurs actions sordides et meurtrières quand ils n’en sont pas la cause. Ils participent alors à l’intrigue. Les Bijoux Fatals du romantique prussien Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822), premier texte policier de la littérature européenne, met justement en scène une série d’assassinats d’hommes offrant à leurs maîtresses des bijoux. Le récit, publié en 1915 dans L’Édition populaire puis adapté pour l’opéra en 1926 par Paul Hindemith sur un livret de Ferdinand Lion, dresse le portrait de René Cardillac, meilleur orfèvre et joaillier de Paris qui possède une véritable obsession pour l’or et les diamants. Un vice qui le pousse à voler et même tuer ses propres clients. Les bijoux peuvent ainsi faire perdre la tête. N’est-ce pas le cas de La femme au collier de velours  

Pendants d’oreilles à la guillotine
Pendants d’oreilles à la guillotine |

© Musée Carnavalet

Le bijou ou la lecture du merveilleux 

Au sein de la trame littéraire, le bijou se lit comme un objet romanesque produisant du sens et de l’action. Dotés d’une fonction indicielle, gemmes et bijoux participent à la mise en forme du merveilleux au sein de la narration. Dans certains romans, la profusion gemmifère accentue la dimension mirifique. Grottes mystérieuses, salles dérobées, trésors et caveaux secrets remplis des plus belles pierres et des plus éclatants joyaux jaillissent des lignes de nombreux auteurs, installant au sein du texte une atmosphère miraculeuse. Dans Voyage en Orient, le romantique Gérard de Nerval (1808-1855) pare son récit de cryptes constellées de diamants, d’or et de perles. Si la grotte de l’atoll caché du Comte de Monte Cristo de Dumas renferme diamants, lingots d’or et bijoux, celle de L’Aiguille creuse en Normandie dévoile toute la fortune des rois de France. 

« Edmond remua à poignée les diamants, les perles, les rubis. »
« Edmond remua à poignée les diamants, les perles, les rubis. » |

Bibliothèque nationale de France

Le Comte de Monte-Cristo
Le Comte de Monte-Cristo |

Bibliothèque nationale de France

Nombreux sont les récits à l’instar d’Axël (1890) de Villiers de l’Isle-Adam (1838-1889)  où de somptueuses richesses gemmologiques sont le sujet de la quête du héros. Le deuxième voyage de Sinbad le Marin nous entraîne à la découverte d’une vallée remplie de diamants tandis qu’Harnaye dans Le Diamant Rouge d’Adolphe Racot (1840-1887) convoite le trésor de la Brahmine Yelha : « l’étoile de swany », un très beau diamant de couleur rouge.

Deuxième voyage de Sinbad le marin
Deuxième voyage de Sinbad le marin |

Bibliothèque nationale de France

Les gardiens étaient des serpents noirs
Les gardiens étaient des serpents noirs |

Bibliothèque nationale de France

Bijoux et gemmes sont ainsi source de ravissement, d’enchantement, mais aussi de magie. On ne compte plus le nombre de joyaux magiques au cœur des intrigues littéraires. L’anneau merveilleux se lit comme un thème récurrent des Contes des Mille et Une nuits : adjuvant, il aide Aladdin, réceptacle mirifique - puisqu’il peut renfermer la présence d’un être doué de magie comme le génie de Mârouf Savetier du Caire - il est également apotropaïque lorsqu’il aide Beder, prince de Perse, à respirer sous l’eau.

Prenez cette bague, dit-il, mettez-là à votre doigt et ne craignez ni les eaux de la mer ni sa profondeur.

« Histoire de Beder, prince de Perse, et de Giauhare, princesse du royaume de Samandal » dans Les Mille et Une Nuits, traduction d'Antoine Galland, Le Normant, 1806, Tome IV, p.373.

On trouve déjà trace d’un anneau rendant invisible le lydien Gygès dans le livre II de La République de Platon ( entre 385 et 370 avant J-C) :

« Gygès était un des trente-neuf bergers au service du roi qui régnait alors en Lydie. Après un grand orage où la terre avait éprouvé de violentes secousses, il aperçut avec étonnement une profonde ouverture dans le champ même où il faisait paître ses troupeaux ; il y descendit, et vit, entre autres choses extraordinaires qu’on raconte, un cheval d’airain creux et percé à ses flancs de petites portes à travers lesquelles, passant la tête, il aperçut dans l’intérieur un cadavre d’une taille en apparence plus qu’humaine, qui n’avait d’autre ornement qu’un anneau d’or à la main. Gygès prit cet anneau et se retira. C’était la coutume des bergers de s’assembler tous les mois, pour envoyer rendre compte au roi de l’état des troupeaux ; le jour de l’assemblée étant venu, Gygès s’y rendit et s’assit parmi les bergers avec son anneau. Or il arriva qu’ayant tourné par hasard le chaton en dedans, il devint aussitôt invisible à ses voisins, et l’on parla de lui comme d’un absent. Étonné, il touche encore légèrement l’anneau, ramène le chaton en dehors et redevient visible. Ce prodige éveille son attention ; il veut savoir s’il doit l’attribuer à une vertu de l’anneau, et des expériences réitérées lui prouvent qu’il devient invisible lorsqu’il tourne la bague en dedans, et visible lorsqu’il la tourne en dehors. Alors plus de doute : il parvient à se faire nommer parmi les bergers envoyés vers le roi ; il arrive, séduit la reine, s’entend avec elle pour tuer le roi et s’empare du trône. » 

On rencontre une nouvelle fois cette anneau dans Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes (1135- entre 1180 et 1190).

D’autres textes intègrent gemmes et bijoux magiques comme facteurs du bon déroulement de la trame narrative ou déclencheurs de l’intrigue. Dans le Décaméron, l’auteur florentin Jean Boccace (1313-1375) narre l’épisode (Huitième journée – nouvelle III) où Calandrino, Bruno et Buffamalcco vont dans la plaine du Mugnon à la recherche de l’Elitropia, une pierre précieuse ayant le pouvoir de rendre inivisible. Bijoux et gemmes servent ainsi les rebondissements de la fiction. En véritable actant, ils régissent ainsi la progression du récit. 

Esquisse de décor pour Aladin et la Lampe merveilleuse, opéra-féerie en cinq actes
Esquisse de décor pour Aladin et la Lampe merveilleuse, opéra-féerie en cinq actes |

Bibliothèque nationale de France

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre d'un partenariat avec l'École des Arts Joailliers, soutenue par Van Cleef & Arpels.

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