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Les premières cartes portulans

La Carte pisane et la production gênoise
Carte Pisane
Carte Pisane

Bibliothèque nationale de France

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C’est vers 1270, dans les ports d’Italie, que naissent véritablement les cartes marines. Une première étape dont témoigne un document exceptionnel : la Carte pisane.
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Producteur délégué : CNRS, unité « Cultures, langues, textes » en coproduction avec la BnF et CNRS Images © CNRS-BnF, 2019

La carte Pisane (1290)

La première allusion dans l’histoire à une carte utilisée en mer date de juillet 1270. A cette date, le roi Louis IX partit d’Aigues-Mortes pour une nouvelle croisade, la huitième, qui devait aussi être pour lui la dernière. Il décida alors ne de pas se diriger directement vers l’Orient, mais de naviguer en droite ligne vers Tunis, afin de convertir l’émir du lieu au christianisme. Le chroniqueur Guillaume de Nangis rapporte qu’au large de la Sardaigne, une forte tempête survint. Voyant que la terre tardait à apparaître et pressé par son fils angoissé, le roi demanda à connaître la position du navire. Les marins, probablement génois – détail qui a son importance – lui apportèrent alors une carte que le chroniqueur désigne du nom latin des cartes traditionnelles, « mappamundi », sur laquelle ils lui montrèrent la situation du port de Castell Castre, c’est-à-dire Cagliari et « combien ils étaient près du rivage ». Dès sa naissance, la carte marine remplit déjà les fonctions qui resteront les siennes : situer une position, indiquer un bon cap et évaluer les distances.

La plus ancienne carte marine connue est aujourd’hui conservée à la Bibliothèque nationale. Bien qu’elle ne porte pas de date, les spécialistes pensent qu’elle fut dessinée vers 1290, une vingtaine d’années après celle qu’avait consultée saint Louis et à laquelle elle doit ressembler comme une sœur. Elle ne peut en tout état de cause être postérieure à 1291, car elle montre une croix de Malte sur Saint-Jean-d’Acre (Acry) dont les chrétiens furent chassés à cette date. À première vue, ce document n’est pas très spectaculaire. Il ne comporte aucun décor et n’est pas dans un état de conservation parfait. On peut supposer qu’il fut endommagé par les attaques de l’eau de mer lorsqu’il était à bord, à moins qu’il ne souffrit plus prosaïquement de l’humidité dans la bibliothèque privée de Pise où il fut découvert au 19e siècle, avant son achat par la Bibliothèque nationale en 1839.

Cette carte n’étant ni signée ni datée, on lui donna le nom de la ville où elle sortit de l’anonymat. Elle devint ainsi la « carte pisane » internationalement vénérée par les amateurs d’histoire maritime. On sait maintenant qu’elle fut confectionnée à Gênes, car c’est dans ce port d’Italie du Nord que se manifestèrent quelques années plus tard les premiers cartographes professionnels connus. Le premier dont le nom ait été conservé est Petrus Vesconte, en 1311. Mais nous ne connaissons qu’une trentaine seulement de cartes marines pour tout le 14e siècle, et cent cinquante pour le 15e. Bien qu’il soit impossible d’évaluer le nombre de documents effectivement réalisés et mis sur le marché, il est vraisemblable que la majorité d’entre eux ont disparu, victimes de l’usure, des dégradations et, le temps passant, de l’indifférence. Il n’est pas rare de retrouver des fragments de carte en parchemin ayant été utilisés dans le passé pour renforcer des reliures et découverts à l’occasion de la restauration d’un ouvrage. En 1897, le bibliothécaire de Perpignan adressa sous enveloppe au ministre de l’Instruction publique les morceaux d’une carte marine catalane du 15e siècle découverts parmi les minutes d’un notaire de la ville où ils servaient de signets. La mutilation datait du 16e siècle, la carte ayant alors paru particulièrement démodée à un tabellion peu conservateur.
Beaucoup d’éléments nous manquent donc pour retracer très précisément l’histoire des cartes marines. L’intérêt qui leur est porté est au reste relativement récent. Il naquit au temps des conquêtes coloniales du 19e siècle, plusieurs pays tentant alors de se justifier en prouvant l’ancienneté de leur présence dans certains territoires. Le terme de cartographie ne fut forgé qu’en 1840 pour qualifier l’étude historique des cartes anciennes. Et le nom de « carte portulan » ne fut appliqué aux cartes marines qu’en 1893.
Il avait régné jusqu’alors une ambiguïté autour du mot « portulan » qui pouvait désigner aussi bien une carte qu’un livre d’instructions nautiques, le portolano italien. Celui-ci, nous l’avons dit plus haut, apparut aussi en Méditerranée au 13e siècle. Comme les cartes marines, il n’énumère que les villes côtières, d’où son nom. Il est cependant moins précis dans l’évaluation des distances et des directions.

On ne peut manquer d’être frappé, en regardant la carte pisane, par son état pratiquement définitif, tant du point de vue de sa forme que de son contenu. L’aspect des cartes portulans ne devait pas varier jusqu’au début du 18e siècle, époque à laquelle le genre s’éteignit pour faire place à une cartographie plus détaillée. Pendant quatre siècles, les ateliers de cartes travaillèrent sur des peaux d’animaux (mouton, veau, chèvre) d’une taille moyenne de 65 x 100 centimètres. Ils façonnaient en général une carte par peau, de sorte que le rétrécissement correspondant au cou de la bête reste visible en de nombreux cas. Le parchemin, ou le vélin qui était d’une qualité plus fine puisqu’il provenait du veau mort-né, était un matériau noble. D’une belle teinte ivoire, résistant, imputrescible, il convenait à des documents qui risquaient d’être malmenés. Les cartes dessinées sur papier – et nous savons qu’elles existèrent car Christophe Colomb et son frère y font allusion – n’ont malheureusement pas été conservées. Sans doute aussi réservait-on le papier, lorsqu’il fut entré en usage, aux esquisses et aux documents de travail et adoptait-on le parchemin pour les œuvres que l’on souhaitait conserver plus longtemps. Sur le parchemin adhéraient aussi particulièrement bien les couleurs des enluminures dont il devint vite l’usage d’orner ces cartes.
Les cartes portulans que nous voyons aujourd’hui conservées à plat étaient autrefois gardées roulées, le plus souvent autour d’une baguette de bois, et maintenues attachées par une lanière de cuir. Alors que nous les exposons encadrées et accrochées aux murs, il faut au contraire les imaginer étalées sur une table autour de laquelle on se déplaçait pour les consulter. En effet, si les cartes portulans ont un nord et un sud – nous y reviendrons – elles n’ont ni haut ni bas. Les noms y sont écrits perpendiculairement aux rivages, toujours dans le même sens, avec le nom des îles portés en sens inverse, afin d’éviter toute confusion.
L’alternance conventionnelle du noir et du rouge pour l’inscription du nom des lieux est une autre caractéristique de ces cartes. Les villes les plus importantes, qui ne sont pas nécessairement des ports, y sont notées en rouge. Avec le temps, on distinguera aussi d’une couleur différente les îles et les deltas des fleuves importants. Sur la carte pisane sont déjà présents des symboles de navigation fondamentaux, tels que des petites croix noires pour signaler les rochers. D’autres cartes porteront ultérieurement des croix rouges pour indiquer les hauts-fonds.
Nous n’avons pas encore évoqué le point le plus important. La carte pisane offre soudainement une image de la Méditerranée exacte à un degré près, étonnante de précision et de modernité, et nous n’en connaissons pas l’explication.

Les découvertes scientifiques résultent généralement de besoins économiques. On doit donc chercher la justification de la cartographie marine dans l’essor des relations commerciales d’un Moyen Âge florissant. Ce n’est pas un hasard si Gênes en fut le premier foyer, suivie par Venise et le royaume de Majorque, autant d’empires maritimes du pourtour méditerranéen. La cité de Gênes, née de la mer, connaissait au 13e siècle une extraordinaire fortune forgée par tout un peuple de marins, de guerriers, de pirates et de corsaires d’abord, puis par des marchands fascinés par de fabuleux marchés. Aussi hardie dans les spéculations sur les monnaies ou les trafics de l’argent que dans la conduite de ses nefs, elle installait ses comptoirs en des lieux de plus en plus lointains et notamment, à l’époque qui nous intéresse, en mer Noire. Là, à partir de la fin du 13e siècle, les vaisseaux marchands embarquaient des produits orientaux et locaux pour regagner leur ville par petites étapes. Un chercheur a calculé que, lors de ces voyages, 60 % du temps se passait en escales. Dans les grands ports, où Gênes possédait un consulat et un quartier réservé, on s’attardait pour les transactions commerciales, le ravitaillement, l’entretien du bateau et le renouvellement de l’équipage. Ces ports sont généralement inscrits en rouge sur nos cartes. Il y avait aussi des escales techniques, rendues nécessaires par le mauvais temps, les pirates ou plus simplement la tombée du jour, puisqu’il était préférable de ne pas courir de risques inutiles en naviguant de nuit. Autant d’anses, de baies, de havres dont il fallait garder la mémoire.

La carte portulan est donc apparue dans un climat d’intense expansion commerciale. Elle rendit probablement autant de services aux armateurs qu’aux navigateurs. Ces derniers avaient-ils réellement besoin d’un document mal écrit, peu précis et onéreux ? La Méditerranée était sillonnée depuis plusieurs siècles, nous l’avons vu, par des hommes pour qui l’instinct et l’expérience tenaient lieu d’instructions nautiques. En revanche, les marchands génois qui investissaient des capitaux de plus en plus importants dans des cargaisons aux destinations de plus en plus lointaines et qui n’effectuaient que rarement ces voyages eux-mêmes, avaient grand intérêt à consulter des cartes pour visualiser le parcours de leurs navires et planifier leur commerce. Bon nombre de cartes marines sont aussi divisées en feuillets et reliées comme des livres propres à être rangés dans des bibliothèques. Cette présentation n’était-elle pas destinée aux terriens davantage qu’aux marins ?

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