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Les ancêtres des cartes marines

Galère de guerre
Galère de guerre

© Bibliothèque nationale de France

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Les plus anciennes instructions nautiques seraient celles de Scylax de Caryanda, un amiral perse de la fin du 6e siècle avant notre ère, qui, sous le règne de Darius, navigua de l’Indus à la mer Rouge en contournant l’Arabie. Mais c’est surtout en Méditerranée que, dès l’Antiquité, un savoir géographique maritime commença à voir le jour. Largement fondé sur l’expérience, il fut en partie perdu au Moyen Âge.

Périples antiques

La première carte marine fut réalisée en Méditerranée à la fin du 13e siècle. Son invention eut une importance capitale pour les grandes découvertes maritimes dont elle fut le préliminaire indispensable. À la même époque, à des milliers de kilomètres, les habitants de l’archipel des îles Marshall, dans l’océan Pacifique, avaient probablement déjà inventé leurs propres cartes de navigation. Ces objets primitifs remarquables, encore fabriqués au début de ce siècle, étaient composés de coquillages ou de fragments de coraux et reliés entre eux par des tiges de feuille de palmier. Ils matérialisaient les positions des îles et des atolls qui, au nombre de plus de trente, sont difficiles à localiser, car ils affleurent seulement à la surface de la mer et sont dispersés sur plus de mille kilomètres. L’orientation des fines baguettes n’était pas indifférente : elle traduisait plus particulièrement la réfraction de la houle aux abords des atolls où les assauts conjugués des vagues et du vent sont propres à déséquilibrer les fragiles embarcations océaniennes.
En Occident, ce fut par des écrits et non au moyen d’objets symboliques que les navigateurs entreprirent de consigner leur expérience maritime. Les plus anciennes instructions nautiques seraient celles de Scylax de Caryanda, un amiral perse de la fin du 6e siècle avant notre ère, qui, sous le règne de Darius, navigua de l’Indus à la mer Rouge en contournant l’Arabie.

Carte Pisane
Carte Pisane |

Bibliothèque nationale de France

Les Phéniciens

En Méditerranée, les Phéniciens furent les premiers à établir, grâce à la qualité de leurs navires, un lien direct et permanent entre les deux extrémités du bassin méditerranéen. Partis de Byblos (Djebaïl), de Beryte (Beyrouth), de Tyr et de Sidon, ils s’établirent en Espagne au 10e siècle avant J.-C., attirés par les mines, notamment d’étain, qui leur était nécessaire à la fabrication du bronze. Au 9e siècle était fondée Carthage et de nombreux autres comptoirs, dont le plus lointain était situé sur la côte atlantique du Maroc actuel. La prospérité de ce commerce de longue portée, comparable à celle de la république de Venise dans son âge d’or est attestée par les vestiges archéologiques.
D’instructions nautiques phéniciennes, il ne subsiste aucun témoignage. Il est possible cependant qu’il en ait existé, mais il est peu probable que des cartes marines aient déjà été confectionnées, tant pour des raisons techniques – ces cartes sont directement liées à l’usage de la boussole – que pour des raisons pratiques.

Naviguer en Méditerranée, en effet, consista dès l’origine et jusqu’à une date récente à caboter, c’est-à-dire à suivre de près le littoral, sans jamais perdre la côte de vue. Nul besoin de manuel ni de graphique pour aller ainsi d’escale en escale, saisissant autant d’occasions de vendre, d’acheter, d’échanger et de se ravitailler. Fernand Braudel, dans un livre célèbre, a ainsi pu écrire qu’en Méditerranée « la primauté du littoral est si forte que la route maritime n’est qu’une simple rivière ». Nul besoin non plus de savantes connaissances en astronomie pour se guider au moyen des étoiles avec un empirisme aisément transmissible d’un marin à un autre. Dans cette mer aux dimensions limitées, l’expérience prévalut longtemps sur la science.

Les colonisateurs grecs et l’origine de la géographie

Victoire ailée à la proue d’un navire
Victoire ailée à la proue d’un navire |

© Bibliothèque nationale de France

Du 8e au 6e siècle av. J.-C., les Phéniciens se virent concurrencés par les entreprenants colonisateurs grecs venus notamment des villes ioniennes de Milet et de Phocée. Ils hellénisèrent deux grands espaces méditerranéens, la mer Noire et les côtes européennes du bassin occidental. Ainsi, vers 600, fut fondée, par les Phocéens, la fameuse colonie de Massalia (Marseille) qui devait rester jusqu’à la fin de l’occupation romaine une petite Athènes occidentale.
Il n’y a pas lieu de retracer ici les accomplissements de la marine hellène en traitant de l’immensité de son empire commercial ou des extraordinaires périples de ses navigateurs. Pytheas de Marseille n’est-il pas allé jusqu’à Thulé ? Le tout sans carte, naturellement. Retenons seulement que les Grecs furent les fondateurs de la géographie et qu’ils inventèrent le mot « océan ».

Flotte grecque devant Athènes [Aulis]
Flotte grecque devant Athènes [Aulis] |

© Bibliothèque nationale de France

Le vaisseau d’Alcibiade navigue entre les rochers de Charybde et Scylla
Le vaisseau d’Alcibiade navigue entre les rochers de Charybde et Scylla |

© Bibliothèque nationale de France

La géographie formulée par les Grecs entre le 6e siècle avant J.-C. et le 2e siècle de notre ère est une véritable science qui utilise les relations de voyage pour y puiser des données repoussant les limites du monde connu, et cherche à élaborer des théories et des méthodes. Parmi celles-ci, l’astronomie et les mathématiques permirent aux géographes de découvrir que la terre était ronde, confirmant ce faisant une théorie philosophique sur la forme idéale des corps. Par l’astronomie, en mesurant l’écart angulaire entre deux lieux situés sur le même méridien, ils évaluèrent les dimensions du globe terrestre. Grâce au gnomon, instrument proche du cadran solaire, et en observant des éclipses, ils parvinrent à situer en latitude et, plus approximativement, en longitude, les principales figures de l’œkoumène, le monde connu. Des cartes furent enfin réalisées, par des savants qui avaient peu voyagé, mais qui embrassaient la planète en une vision intellectuelle et globale.

Le débarquement des Grecs à Troie
Le débarquement des Grecs à Troie |

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Grecs surpris par une tempête
Grecs surpris par une tempête |

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L’empire romain

À partir du 2e siècle de notre ère, Rome devint à son tour une grande puissance méditerranéenne. De l’année 146, qui vit la destruction de Carthage et le sac de Corinthe, jusqu’en 476, qui marque la fin de l’empire romain d’Occident, Rome fut la seule maîtresse du monde occidental et du Proche-Orient. Un certain nombre de guides nautiques furent alors composés pour les capitaines qui naviguaient dans et hors du mare nostrum. Mais ils n’étaient pas accompagnés de cartes alors que, pour les voyages terrestres, l’empire romain nous a laissé une exceptionnelle carte routière connue sous le nom de son possesseur du 16e siècle, la carte de Peutinger.

La Mare nostrum des Romains : vue du port d’Ostie
La Mare nostrum des Romains : vue du port d’Ostie |

© Bibliothèque nationale de France


Le savoir géographique grec ne fut pas véritablement assimilé par les Romains qui se livrèrent à des réalisations plus concrètes : cartes routières, nous l’avons dit, mais aussi cartographie cadastrale au moyen des centurisations qui permettaient de répartir les terres conquises entre les soldats qui avaient bien servi. La science géographique grecque deviendra cependant, à la Renaissance, l’un des moteurs des grandes découvertes. En attendant d’être traduites et lues par les Occidentaux, les géographies et les cartes grecques dormirent pendant plusieurs siècles dans les bibliothèques de l’empire byzantin, notamment à Constantinople, sa capitale.

Un savoir en partie perdu au Moyen-Âge

De l’héritage géographique gréco-latin, le Moyen Âge ne retint des encyclopédies descriptives, qu’un savoir livresque, coupé des réalités. La notion de sphéricité de la terre, connue par Anaximandre (6e siècle avant J.-C.) et le calcul de la circonférence du globe, établi avec une faible marge d’erreur par Ératosthène (fin du 3e siècle), disparurent de l’acquis des connaissances. En revanche, dans un étroit milieu de lettrés, la croyance à un « océan » demeura mais, abâtardi par des compilations successives, il fut transformé graphiquement en un anneau aquatique encerclant une Terre réduite à la forme d’un disque plat. Cette image, perpétuée par les mappemondes médiévales, fut sans effet sur l’élaboration des premières cartes marines.

La Terre, ses fleuves et ses rivières
La Terre, ses fleuves et ses rivières |

Bibliothèque nationale de France

Les recueils d’instructions nautiques ancêtres de cartes marines ?

Plusieurs chercheurs ont souligné la filiation possible qui existerait entre les recueils d’instructions nautiques, guides pratiques à l’usage des navigateurs, et les cartes marines qui ne seraient que leur transposition en images. L’historien se trouve ici quelque peu démuni, car aucun recueil médiéval d’instructions nautiques antérieur au milieu du 13e siècle n’a été conservé. Le plus ancien exemplaire est un manuscrit italien détenu à Berlin qui a pour titre II Compasso di navigare. Il ne serait que de trente années plus vieux que la première carte marine connue, la fameuse « carte pisane ». Bien qu’il y ait de nombreuses concordances entre ces deux documents, cette preuve reste trop mince pour nous faire conclure à l’antériorité des recueils de ce type sur la carte marine. Un chercheur britannique a récemment démontré que 30 % des noms de la carte pisane sont absents du Compasso. Ce dernier est en outre rédigé dans un italien plus pur que la carte. Sans nier les liens étroits qui existent entre les deux documents, il faut imaginer d’autres hypothèses. Peut-être sont-ils tous deux apparus en même temps, s’enrichissant mutuellement ? Peut-être dérivent-ils d’un prototype commun aujourd’hui perdu ?

Navigation à la boussole dans l’océan Indien au 14e siècle
Navigation à la boussole dans l’océan Indien au 14e siècle |

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Huit ou neuf siècles s’écoulèrent donc sans que la science nautique laissât de traces écrites. L’Occident se trouvait alors déchiré par les invasions barbares. Pourtant les échanges commerciaux ne cessèrent pas pour autant. En Méditerranée, continuaient d’arriver les produits d’Orient, notamment à Marseille et à Arles, qualifiées au 8e siècle de « portes de l’Orient ». En Europe du Nord, les Scandinaves faisaient la preuve de leurs exceptionnels talents de navigateurs.

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