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Les cartographes de la Méditerranée (16e-17e siècles)

Carte de la Méditerranée faictte par Roussin sur le dessain de Jasques Collomb et Jaques Anthoine Ollandois
Carte de la Méditerranée faictte par Roussin sur le dessain de Jasques Collomb et Jaques Anthoine Ollandois

© Bibliothèque nationale de France

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Nées au Moyen Âge, les cartes portulans n’ont pas disparu avec la Renaissance, bien au contraire. Tout en poursuivant la tradition médiévale, les cartographes y ont progressivement introduit quelques subtiles innovations.

À l’époque de l’expansion maritime européenne vers le grand large et les nouveaux mondes, la production de cartes portulans en Méditerranée se poursuivit, pour la plupart selon des traditions inchangées. En effet, les progrès de la navigation astronomique, qu’on utilisa à partir du 16e siècle pour les longues durées et les grands espaces des routes océaniques, affectèrent peu les habitudes des marins méditerranéens. Ceux-ci continuèrent à pratiquer la navigation à l’estime et à calculer la position du navire à partir de repères côtiers, comme l’expliquent le traité de Benedetto Cotrugli (1464) et d’autres œuvres postérieures1. Quelques changements sont observables néanmoins dans la construction des cartes, témoignant d’un certain intérêt pour les progrès scientifiques de l’époque, tandis que les éléments décoratifs laissent apparaître les goûts et les évolutions artistiques de la Renaissance.

Vierge à l’Enfant
Vierge à l’Enfant |

© Bibliothèque nationale de France


La demande en cartes portulans demeura forte et entretint une production assez abondante dans certains grands ports méditerranéens, au sein de petits ateliers artisanaux et familiaux, transmis de père en fils. Parmi les documents conservés jusqu’à nos jours, les cartes et atlas portulans exécutés aux 16e et 17e siècles sont environ quatre fois plus nombreux que ceux qui remontent aux 14e et 15e siècles, et l’on en découvre encore dans des bibliothèques ou dans les mains de particuliers, au point que leur nombre dépasse aujourd’hui les huit cents exemplaires. Les marques de possession laissent penser que l’éventail des acquéreurs s’est considérablement élargi, jusqu’à inclure, outre les nobles, grands prélats et fonctionnaires de haut rang, des capitaines et pilotes pour lesquels ils constituaient sans doute des souvenirs de toute une vie passée en mer.

Représentation cosmographique géocentrée, entourée des signes du zodiaque
Représentation cosmographique géocentrée, entourée des signes du zodiaque |

© Bibliothèque nationale de France

Construction et décoration des cartes portulans

Les principales caractéristiques des cartes portulans du Moyen Âge restèrent inchangées aux 16e et 17e siècles : les cartes et atlas manuscrits étaient toujours dessinés sur parchemin, un matériau de valeur et très résistant ; les lignes de vents avec leur code de couleurs (noir pour les huit vents, vert pour les huit demi-vents, rouge pour les seize quarts de vents) et la position des toponymes ne varièrent pas.
En revanche, en ce qui concerne l’orientation de la mer Méditerranée et l’usage des échelles graphiques, des innovations techniques apparurent au 16e siècle. En effet, les cartes portulans traditionnelles présentaient une mauvaise orientation de l’axe est-ouest de la Méditerranée : celui-ci apparaissait relevé de 8° à 11° 15´ dans le sens contraire à celui des aiguilles d’une montre, de sorte que le détroit de Gibraltar semblait à la même latitude que le delta du Nil. On attribue ce défaut au problème de la déclinaison magnétique : les marins sachant, selon toute vraisemblance, que la Crète et Chypre se trouvaient à peu près sur la même ligne que le détroit de Gibraltar, la distorsion observée sur ces cartes portulans ne correspondait sans doute qu’à la nécessité de disposer de documents où le nord coïncidait avec la direction indiquée par la boussole.

Carte de l’océan Atlantique
Carte de l’océan Atlantique |

© Bibliothèque nationale de France

Dans la première moitié du 16e siècle, une échelle des latitudes fut introduite sur certaines cartes de la Méditerranée. Placée dans l’océan Atlantique, elle indiquait une latitude d’environ 36° nord pour le détroit de Gibraltar, mais n’était pas valable pour la Méditerranée centrale et orientale. Dans la seconde moitié du siècle, on observe diverses tentatives de correction de la distorsion. Un des premiers exemples en est sans doute l’atlas portulan anonyme conservé à la BnF. Outre l’ajout d’échelles de latitudes sur toutes ses cartes, l’auteur partage la Méditerranée en deux feuilles et fait glisser la feuille orientale vers le sud par rapport à celle de la moitié occidentale : de cette façon la Crète et Chypre viennent se trouver à une latitude approximativement correcte, entre 35° et 36° nord, mais il n’y a pas de continuité entre les deux cartes et cette méthode isolée ne semble pas avoir apporté une solution efficace.

Carte particulière de la mer Méditerranée
Carte particulière de la mer Méditerranée |

© Bibliothèque nationale de France

Le problème s’accentua quand la déclinaison magnétique orientale, qui avait oscillé entre 8° et 11° du 13e au 15e siècle, diminua à partir du 16e siècle pour s’annuler complètement au milieu du siècle suivant : l’orientation des cartes traditionnelles ne coïncidait même plus avec la direction indiquée par la boussole. Au 17e siècle, plusieurs cartographes essayèrent de corriger l’erreur en imprimant tout simplement à l’axe de la mer Méditerranée une rotation de sens contraire, afin de remettre Crète et Chypre à la hauteur du détroit de Gibraltar. Parmi eux, on trouve Giovanni Oliva, François Ollive, Giovanni Battista Cavallini et surtout Giovan Francesco Monno, qui corrigea ses cartes pour pouvoir appliquer à la navigation méditerranéenne les techniques de la navigation astronomique.
Dans les ateliers plus importants, comme ceux de Battista Agnese à Venise, de Joan Martines à Messine et de Giovanni Battista Cavallini à Livourne, sans doute pour faire face à la concurrence de la cartographie imprimée, on produisit des atlas enrichis de tables, mais aussi de cartes terrestres qui représentaient le monde entier, les continents, des régions et des îles. Si, pour la Méditerranée et l’Europe, les sources de ces atlas restent celles de la tradition nautique, pour le reste du monde, elles sont des plus hétérogènes, puisqu’elles vont des insulaires et de la Géographie de Ptolémée jusqu’aux cartes et aux grands atlas imprimés contemporains.

Carte marine de la Méditerranée (détail)
Carte marine de la Méditerranée (détail) |

© Société de géographie

Dans cette production méditerranéenne, en grande partie destinée à prendre place dans les cabinets de travail et les bibliothèques, les éléments décoratifs sont de première importance : roses des vents ornementales, petites vues de villes, figures de souverains, de plantes et d’animaux – réels ou imaginaires – sont nombreuses et révèlent souvent, au 16e siècle, la main d’un artisan expert. On trouve de manière de plus en plus fréquente une figure religieuse, la Vierge, Jésus-Christ ou un saint, sur le « cou » des cartes (c’est celui de la bête qui a donné sa peau) ou sur le frontispice des atlas. Au 17e siècle, les éléments décoratifs baissent en qualité et les miniatures sont parfois remplacées par de petites images imprimées, collées sur le parchemin.

Dynasties, ateliers et métier de cartographe

Grâce aux signatures figurant sur les cartes et atlas, on possède pour les 16e et 17e siècles environ quatre-vingts noms d’auteurs, auxquels il faudrait ajouter ceux des cartographes connus seulement par des sources textuelles qui indiquent leur profession.
Sur le plan de la documentation archivistique, l’exemple de la famille Maggiolo de Gênes s’oppose à celui de Battista Agnese, un Génois actif à Venise. Pour les premiers, d’assez nombreux documents permettent de reconstituer la lignée et de suivre les vicissitudes de la vie de ses membres dans la gestion de l’atelier approvato e privilegiato, actif à Gênes dès 1518, qui jouissait d’une position de monopole et profita de subventions publiques. Sur Agnese, au contraire, malgré l’étendue de sa production, les archives n’ont rien révélé, au point qu’il est même difficile de déterminer les limites dans le temps de son activité. Cela tient peut-être à la différence, pour un atelier, entre un statut semi-public et un statut entièrement privé.

Carte marine de la mer Égée
Carte marine de la mer Égée |

© Bibliothèque nationale de France


La même raison explique sans doute pourquoi les cartes non signées attribuées aux Maggiolo sont si rares – deux ou trois exemplaires en tout –, si bien qu’on peut penser qu’il s’agit d’un simple oubli, alors que plus de la moitié des œuvres attribuées à Agnese sont sans signature. Selon Baldacci, les copies anonymes auraient été exécutées par le personnel de l’atelier, avec ou sans l’autorisation du patron, et vendues à un prix sensiblement inférieur : cette pratique aurait été possible dans un atelier privé, mais pas dans un établissement public ou semi-public, soumis à plus de contrôles.
Le métier de cartographe échappe aux typologies et l’on devrait plutôt parler de parcours individuels. La limite est floue entre cartographes professionnels et occasionnels. Entrent dans la première catégorie les patrons d’un véritable atelier, actif dans la durée, dont ils tiraient leur principale source de subsistance. Parmi eux, il faudrait compter le Génois Battista Agnese, sans doute le plus productif, avec plus de quatre-vingts cartes et atlas exécutés entre 1536 et 1564. Son atelier de Venise devait être caractérisé par une subdivision des tâches entre cartographes, copistes, dessinateurs, enlumineurs, organisation qui assurait une production continue : pendant l’année 1542, par exemple, furent achevés des atlas signés le 15 mai, le […] juin, le 28 juin et le 25 septembre.

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Producteur délégué : CNRS, unité « Cultures, langues, textes » en coproduction avec la BnF et CNRS Images © CNRS-BnF, 2019

Atlas nautique du monde (1540-1550) par Battista Agnese

On peut aussi considérer comme ateliers professionnels celui de Pietro et Jacopo Russo, père et fils, actif entre 1508 et 1588 dans le port de Messine, celui de Giovanni Battista et Pietro Cavallini, père et fils également, actif à Livourne de 1635 à 1688, et, à plus forte raison encore, l’atelier de Vesconte et de Jacopo Maggiolo, qui, avec la charge de magister cartarum pro navigando, eurent même la reconnaissance officielle de la République de Gênes. Toutefois, l’étendue de la production parvenue jusqu’à nous ne semble pas un critère suffisant : les autres membres de la famille Maggiolo qui eurent la charge officielle de cartographe – Cornelio, Nicolò et Cornelio II – étaient des professionnels même s’ils n’ont laissé aucune carte. N’oublions pas que, dans les ateliers, on ne produisait pas seulement des cartes, mais aussi des boussoles et des sabliers et que l’on effectuait les réparations de ces instruments, comme il ressort des archives concernant la famille Maggiolo.

Des sultans d’Afrique du Nord
Des sultans d’Afrique du Nord |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie


Parmi les cartographes occasionnels, on compte avant tout des hommes de mer, comme le grec Antonio Millo, pilote en chef des ports de Candie et de Zante, et l’amiral vénitien Marco Fassoi. Pour ce dernier, la fabrication de cartes était probablement une activité secondaire, exercée sans but lucratif ; en revanche, au vu de sa riche production, il est difficile d’établir quelle était l’activité prédominante de Millo. Des professions plus inattendues sont aussi représentées dans la cartographie : dans la plus importante de ses œuvres, L’Arte della vera navegatione, Giovan Francesco Monno, de Monaco, se déclare chirurgien. Bartolomeo Crescenzio, Francesco Maria Levanto et Battista Testa Rossa, quant à eux, apparaissent plus comme des savants que comme des cartographes : le peu de cartes qu’ils ont réalisé sert presque exclusivement à soutenir les théories exposées dans leurs œuvres. Enfin, de cette catégorie relèvent également les religieux, qui en général nous ont laissé une seule œuvre, très soignée et vraisemblablement fruit d’études approfondies, comme Nicolò Guidalotti, de Mondavio, auteur d’un atlas qui demanda cinq mois de travail, « du mois de décembre au mois de mai 1646 ».

Les centres de production

On connaît en tout vingt centres de fabrication de cartes portulans en Méditerranée aux 16e et 17e siècles. Huit d’entre eux présentent une riche production, qui renvoie à la présence stable et prolongée dans le temps d’un ou plusieurs ateliers professionnels. Les douze autres centres n’ont été, semble-t-il, que des lieux occasionnels de cette activité. Caractéristique importante de la période, les cartographes montrent une remarquable mobilité, se déplaçant d’un port à l’autre, sans doute à la recherche de meilleurs débouchés ou de conditions de travail plus favorables. Certaines politiques locales, plus ouvertes, étaient propices à l’accueil des étrangers qui apportaient des énergies et connaissances nouvelles, par exemple à Venise, Livourne et Marseille. À Gênes, au contraire, le véritable monopole de la famille Maggiolo, amorcé en 1519 et perpétué pendant cent trente ans, empêcha l’arrivée de cartographes étrangers et obligea des cartographes génois comme Battista Agnese et Giovanni Battista Cavallini à émigrer pour exercer leur activité
Parmi les centres les plus productifs, certains étaient déjà actifs au Moyen Âge : Palma de Majorque, Gênes, Venise et Ancône. À Majorque, la cartographie marine entra au début du 16e siècle dans une phase de décadence, mais elle connut une deuxième floraison hors de l’île grâce à la famille Olives, qui essaima dans les autres ports de la Méditerranée. La souche de cette véritable dynastie est Bartomeu Olives, qui quitta Palma pour s’installer à Venise, puis à Messine et à Palerme. On compte au moins treize cartographes issus de cette famille : en Italie ils changèrent leur nom en Oliva et à Marseille en Ollive. À Venise, bien que la carte géographique ait toujours été tenue pour un instrument de contrôle et de gestion du territoire par les différentes magistratures, on ne semble pourtant pas s’être beaucoup préoccupé des cartes portulans, si importantes pour le commerce et la navigation. Leur production, laissée totalement à l’initiative privée, restait en grande partie aux mains d’étrangers, comme le Génois Battista Agnese, déjà cité, et les Grecs Johannes Xenodocos, Antonio Millo et Giorgio Sideri, dit le Callapoda. À Ancône, la production de cartes portulans ne dura pas longtemps : dans la seconde moitié du 15e siècle, après avoir travaillé à Gênes, Venise et Rome, Grazioso Benincasa, sans doute le cartographe le plus important de son époque, retourna s’établir à Ancône, sa ville natale, où il exerça sa profession de cartographe, suivi par son fils Andrea et par les Freducci père et fils, Conte et Angelo ; la demande locale semble néanmoins avoir été très réduite et toute production cessa au milieu du 16e siècle. À Gênes, où la production se concentra, comme on l’a vu, entre les mains d’une seule famille, les Maggiolo, la demande en cartes portulans paraît s’être épuisée totalement au 17e siècle, probablement du fait du manque d’innovation.

Aux centres médiévaux s’ajoutèrent, durant les 16e et 17e siècles, Naples, Messine, Livourne et Marseille, toutes villes caractérisées par un grand accroissement du trafic maritime. À Naples, une cité très peuplée et prospère, la cartographie marine ne se développa que pendant la seconde moitié du 16e siècle, avec l’arrivée des membres de la famille Olives-Oliva : Jaume, Domingo et Juan Riczo, respectivement père, fils et petit-fils. À la fin du siècle travailla également à Naples le Calabrais Domenico Vigliarolo, qui migra ensuite à Séville – il changea son nom en Domingo de Villaroel et devint cosmógrafo del Rey dans la Casa de contratación. En tout cas, vers 1620, toute activité cartographique semble s’être arrêtée à Naples. Le port de Messine connut lui aussi un grand développement, grâce à sa position centrale dans la Méditerranée et au contrôle du détroit.

Le premier atelier y fut ouvert au début du 16e siècle par Pietro Russo, à qui succéda son fils Jacopo. Un peu plus tard arriva Joan Martines, probablement catalan, qui nous a laissé une riche production de cartes et atlas portulans. Il fut suivi par d’autres membres de la famille Oliva, parmi lesquels Placidus Caloiro et Oliva, famille qui domina le 17e siècle, au moins du point de vue quantitatif, en nous laissant une trentaine d’œuvres. À Livourne, la prospérité de la cartographie est essentiellement due à l’intérêt des grands-ducs de Toscane pour la marine et à la présence de l’ordre des chevaliers de Saint-Étienne, un ordre religieux chevaleresque créé en 1561 pour protéger la Méditerranée contre les Turcs et les Barbaresques. Les cartographes qui y travaillèrent furent surtout des étrangers, tels Vicko Volcic, de Raguse, alias Vincenzo Volcio, Giovanni Oliva, membre de la dynastie des Olives, ou encore Giovanni Battista et Pietro Cavallini, de Gênes. C’est à Marseille que la cartographie marine se développa le plus tardivement, en étroite relation avec la famille Oliva : Giovanni, puis Salvatore et enfin François, qui changea son nom en Ollive. On trouvait aussi à Marseille deux membres de la famille Roussin, Augustin et Jean-François, dont nous ne connaissons pas le degré de parenté, ainsi que, à la fin du 17e siècle, au moment du déclin de cette production, Estienne et Jean-André Brémond.

Carte nautique de la Méditerranée et de la Mer Noire
Carte nautique de la Méditerranée et de la Mer Noire |

Bibliothèque nationale de France


Pour conclure, alors que la clientèle la plus importante était désormais constituée par les membres des classes dirigeantes qui résidaient dans les capitales économiques et culturelles du temps – Rome, Florence, Paris, etc. –, les centres de production des cartes portulans demeurèrent des villes portuaires, dernier lien sans doute de ces coûteux produits manufacturés avec la pratique réelle de la navigation. Cependant, vers la fin du 17e siècle, en raison sans doute de prix trop élevés et de changements dans les goûts des commanditaires, l’activité déclina et les ateliers artisanaux où l’on fabriquait les cartes manuscrites disparurent complètement. Il n’y a qu’à Marseille que les cartographes traditionnels surent s’adapter aux nouvelles demandes du marché, en passant à la production de cartes imprimées. Jean-André Brémond s’associa ainsi à Henry Michelot pour commercialiser des cartes marines imprimées s’appuyant toutes sur de nouveaux relevés : ce fut le point de départ de l’hydrographie moderne.

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