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L’invention de la préciosité

François Chauveau, Carte du Tendre, dans Clélie, Histoire romaine de Madeleine de Scudéry, 1654
François Chauveau, Carte du Tendre, dans Clélie, Histoire romaine de Madeleine de Scudéry, 1654

Bibliothèque nationale de France

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La préciosité est une catégorie tardive, construite par l’histoire littéraire du 19e siècle en négatif du classicisme : à l’avers brillant des grands auteurs du Grand Siècle, presque tous masculins, correspondrait le revers ridicule des « égarés et attardés » (Gustave Lanson), pour l’essentiel des femmes ou des auteurs jugés efféminés, fades, obscurs et d’importance mineure. Au passage, se trouvait largement occultée la galanterie, catégorie littéraire contemporaine du règne de Louis XIV et reconnue désormais comme son esthétique dominante.

La préciosité, un mythe critique

Frontispice pour Les Précieuses ridicules, 1674
Frontispice pour Les Précieuses ridicules, 1674 |

Bibliothèque nationale de France

Au 17e siècle donc, il n’est pas question de préciosité au sens littéraire : le terme, qui existe mais reste d’emploi très rare, désigne depuis le Moyen Âge la chasteté féminine, voire la pruderie. À partir de 1654 en revanche, on nomme précieuses des femmes dont le comportement mondain, les choix sentimentaux, les aspirations à la culture et les ambitions littéraires étonnent, suscitent l’admiration, mais scandalisent aussi, ou font sourire. Très vite en effet, le terme élogieux de précieuses se retourne en moquerie voire en insulte, ce qui explique qu’aucune n’ait revendiqué ce titre, et moins encore après que la farce de Molière, en 1659, a définitivement associé dans les esprits « précieuses » et « ridicules ». Ce silence prudent a conduit certains critiques à dénier toute existence aux précieuses (Domna Stanton, Roger Duchêne, Georges Forestier et Claude Bourqui).

Les précieuses, femmes du monde et femmes de lettres

« La délicate et fine Précieuse » : Christine d’Estrées en astrologue dans le Ballet des nopces de Pélée et de Thétys
« La délicate et fine Précieuse » : Christine d’Estrées en astrologue dans le Ballet des nopces de Pélée et de Thétys |

© Bibliothèque de l’Institut de France

L’enquête historique établit néanmoins l’appellation pour une soixantaine de jeunes filles ou de femmes de la cour et du grand monde, dont la marquise de Rambouillet et ses filles, la duchesse de Longueville cousine du roi ou la duchesse de Châtillon, Françoise d’Aubigné future Mme de Maintenon, mais aussi pour nombre d’autrices comme les romancières Madeleine de Scudéry et Marie-Madeleine de La Fayette, les poétesses Henriette de La Suze et Antoinette Deshoulières, les mémorialistes Françoise de Motteville et Marie de Nemours, les épistolières Marie de Sévigné, Madeleine de Sablé, Antoinette de Salvan ou Charlotte de Brégy, une dramaturge comme Françoise Pascal, une savante abbesse comme Éléonore de Rohan-Montbazon, et bien d’autres encore (Myriam Dufour-Maître). C’est sur ces pionnières, entrées d’un coup et en masse sur la scène littéraire, que s’appuie la génération suivante de femmes de lettres, romancières et conteuses comme Marie-Jeanne Lhéritier, Catherine Bernard et Marie-Catherine d’Aulnoy, ou moralistes comme Anne-Thérèse de Lambert.

Madeleine de Scudéry, 1701
Madeleine de Scudéry, 1701 |

Bibliothèque nationale de France

Les précieuses ne forment ni un groupe social homogène ni un mouvement littéraire. Sur le plan esthétique, distinguer de la galanterie une supposée préciosité revient le plus souvent à adopter les jugements de valeur qui ont présidé à la satire des précieuses et à l’invention tardive de la préciosité : celle-ci serait l’hypertrophie éphémère et déviante de certains traits de la galanterie, un excès de raffinement et de purisme dont quelques femmes snobs ou autrices à la mode seraient responsables. Il suffit cependant de lire les œuvres de Madeleine de Scudéry, autorité littéraire reconnue alors et qualifiée dans une gazette de « Souveraine des Précieuses », pour constater que son style, galant, n’emprunte rien au prétendu jargon des précieuses, invention burlesque de Molière.

« Galantes sans aimer les galants »

Nicolas Arnoult, Femme de qualité jouant du clavecin, 1688
Nicolas Arnoult, Femme de qualité jouant du clavecin, 1688 |

Bibliothèque nationale de France

Cependant, les précieuses sont peut-être autre chose qu’une espèce fantasmée et artificiellement unifiée par la satire misogyne. Le terme en effet est employé presque exclusivement au féminin : c’est bien de l’influence des femmes dans la société et la littérature qu’il s’agit, au moment où triomphent avec la galanterie les valeurs supposées féminines de douceur, de délicatesse et de raffinement. Mais si le galant homme est digne d’éloges, la morale traditionnelle fustige les femmes galantes, tandis la galanterie se moque des prudes, et que tous accablent les coquettes : le nom de précieuses vise alors celles qui ne font pas de l’amour, du mariage et de la maternité leur principal horizon. Refuser la sujétion conjugale et lui préférer la liberté et le repos, cultiver la tendresse et l’amitié, converser, lire, écrire et publier : autant de choix audacieux par lesquels les précieuses espèrent « se tirer du commun » et faire admettre que la valeur personnelle d’une femme ne se limite ni à sa beauté ni au montant de sa dot. Leur prétendu « refus de l’amour » n’est en rien un raidissement glacé mais témoigne de l’espérance d’établir entre les sexes des relations fondées sur autre chose que la séduction (avant) et la domination (après).

Gabriel Ladame, frontispice pour Le grand dictionnaire des pretieuses, 1661
Gabriel Ladame, frontispice pour Le grand dictionnaire des pretieuses, 1661 |

Bibliothèque nationale de France

Les précieuses sont-elles alors « au centre de la sphère galante », conférant à celle-ci une plus grande exigence morale, voire une profondeur philosophique (Philippe Sellier) ? Sont-elles plutôt à ses marges, exerçant sur elle une « fonction critique » (Delphine Denis) ? Si la préciosité est désormais considérée comme un mythe critique, la prise en compte des précieuses permet d’interroger la galanterie, les stéréotypes de genres qu’elle véhicule et les obstacles que, sous un respect de façade, elle a opposé elle aussi aux ambitions des femmes.

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition Molière, le jeu du vrai et du faux, présentée à la BnF du 27 septembre 2022 au 15 janvier 2023.

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