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La prose et le développement de la langue française au 17e siècle

Molière
Molière

Bibliothèque nationale de France

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Prose ou vers ? La question que se pose naïvement Monsieur Jourdain dans le Bourgeois gentilhomme de Molière en 1670 est en réalité une question vieille comme la pratique de la littérature.

La latinisation de la prose

En français, si le vers a occupé une place prépondérante au Moyen Âge, dès le 14e siècle, les mises en prose d’œuvres versifiées déjà existantes ont rapproché la langue de la littérature de la langue de tous les jours auprès d’un public désormais plus nombreux. La prose est alors essentiellement narrative. La philosophie et les matières scientifiques, quant à elles, sont encore exprimées en latin. Au 16e siècle, plusieurs de ces domaines commencent à passer en français, et cela a pour conséquence une certaine « latinisation » de la prose. C’est le moment où le vocabulaire du français s’enrichit de nombreux calques refaits directement sur le latin, à côté des mots hérités (c’est ainsi que fabrica a donné fabrique à côté de forge). La phrase française est alors très ample, sur le modèle de la période latine. Elle comporte beaucoup de subordonnées, et de nombreuses constructions détachées, utilisant les formes en –ant, en guise d’équivalents des ablatifs absolus latins.

Deux directions opposées

Cependant, le goût d’une prose plus simple, moins savante, plus proche de la langue de tous les jours, émerge au début du 17e siècle. Le projet d’une « rhétorique » qui donne des règles pour écrire correctement de la prose française moderne est inscrit dans les statuts de l’Académie française en 1634. Mais cet ouvrage n’ayant pas été réalisé, ce sont des particuliers qui, chacun de leur lieu et avec leur sentiment propre, vont proposer leurs visions.

Honoré d’Urfé (1567-1625)
Honoré d’Urfé (1567-1625) |

Bibliothèque nationale de France

Dans la première moitié du siècle, la prose romanesque est soit guidée par un modèle raffiné et précieux, en vogue dans les cercles lettrés, soit marquée par un goût pour le burlesque et l’imitation du picaresque espagnol.
À sa parution en 1607, le premier volume de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, roman pastoral, remporte un grand succès et déclenche une mode. S’ensuivront de nombreuses imitations. C’est le moment « galant » de la prose française, qui va durer jusque dans les années 1660 environ.
On s’inspire alors beaucoup du schéma mondain de la conversation, alors que les salons deviennent des lieux d’expérimentation du langage. De nombreux romans comportent d’ailleurs des conversations, et insèrent également des histoires enchâssées. L’univers de ces romans est volontiers artificiel, l’intrigue étant souvent transportée dans l’Antiquité ou dans des mondes idéalisés.

Astrée, héroïne du roman éponyme d’Honoré d’Urfé (1607)
Astrée, héroïne du roman éponyme d’Honoré d’Urfé (1607) |

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Céladon, amoureux d’Astrée, héroïne du roman éponyme d’Honoré d’Urfé (1607)
Céladon, amoureux d’Astrée, héroïne du roman éponyme d’Honoré d’Urfé (1607) |

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Dans un autre genre, le premier volume de l’Histoire comique de Francion de Charles Sorel, paru en 1623, témoigne d’un désir d’être plus proche de la réalité et de coller davantage avec ce qui s’y dit. Sorel fait parler toutes sortes de personnages, comme le pédant Hortensius ou la servante Agathe, avec leurs mots propres. Peu importe si le bon usage n’est pas respecté, et même tant mieux : l’idée est de montrer la diversité des façons de parler, en typant au maximum les personnages, quitte à exagérer.

Vers une vision unifiée

Cette dualité de tendances fait toute la richesse du premier 17e siècle. Mais bientôt, la langue va s’homogénéiser. L’académicien Vaugelas est conscient que les ouvrages commandés à la Compagnie vont mettre du temps à paraître. En 1647, il publie des Remarques sur la langue françoise rangées en désordre, et qui tiennent autant du dictionnaire, de la grammaire, que de la rhétorique – trois des ouvrages attendus de l’Académie.
Il a sélectionné ses modèles. Pour lui, les maîtres des vers et de la prose sont respectivement Malherbe et Coëffeteau, homme de lettres aujourd’hui assez oublié, qui fut historien et surtout traducteur. Ce faisant, Vaugelas propose une vision unifiée de l’écriture de la prose, qui va au-delà des esthétiques littéraires, et qui s’articule avec une vision épurée et travaillée de la langue.

Manuscrit des Remarques sur la langue françoise, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire de Vaugelas
Manuscrit des Remarques sur la langue françoise, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire de Vaugelas |

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Frontispice des Remarques sur la langue françoise, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire de Vaugelas
Frontispice des Remarques sur la langue françoise, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire de Vaugelas |

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Les traductions à la recherche du « génie de la langue »

Frontispice de De la Vie et des actions d'Alexandre le Grand de Quinte-Curce
Frontispice de De la Vie et des actions d'Alexandre le Grand de Quinte-Curce |

Bibliothèque nationale de France

Lui-même se propose d’ailleurs d’illustrer la prose en traduisant l’historien latin Quinte-Curce. Sa traduction de la Vie d’Alexandre, parue en 1646, sera plus tard considérée par Voltaire comme « le premier bon livre écrit purement ». De façon générale, les traductions – du latin, de l’italien et de l’espagnol – sont considérées comme des laboratoires de la prose, plus encore que l’invention romanesque. Ce sont des lieux où s’élabore ce qui sera appelé le « français classique », un français soigné dans le choix des mots, la régularité grammaticale des constructions, l’euphonie, les cadences. C’est le « style moyen » qui est surtout cultivé, tandis que pour le « style sublime » les vers sont encore préférés, et que le « style bas » est réservé à la comédie et à la satire.
Jusqu’à présent, en effet, l’exercice de la littérature avait comme préliminaire obligatoire l’insertion dans un ensemble de genres bien répertoriés et bien décrits. L’ « histoire », par exemple, récit de faits vrais, demandait un style différent de celui du roman.
Avec Vaugelas, « la prose » apparaît comme un objet linguistique autonome. Elle montre davantage ce qu’est la langue dans son aspect idiomatique que les vers, qui contraignent à des acrobaties syntaxiques. On s’attache aussi à la « délatiniser », et à lui faire suivre ce qu’on estime être les particularités du « génie de la langue ».

Le triomphe de la prose

La pratique de la prose commence d’ailleurs à s’étendre. Le Discours de la méthode de Descartes, paru en 1637, est le premier ouvrage de philosophie écrit en prose française. D’autres traités de matières scolastiques vont suivre. Tandis que Corneille avait écrit toutes ses comédies en vers, Molière choisit la prose pour une partie des siennes. La pratique des vers a en effet tendance à devenir un exercice artificiel où il s’agit essentiellement de faire montre de sa maîtrise de codes difficiles. Écrire des vers est un signe de distinction, comme le montre le dramaturge au travers de certains de ses personnages (Trissotin dans Les Femmes savantes, Oronte dans Le Misanthrope). Mais beaucoup de littérateurs sont conscients que, si l’on veut toucher un large public, il vaut mieux faire usage de prose.

Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné (1626-1696)
Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné (1626-1696) |

© Musée Carnavalet, Histoire de Paris

Les Lettres provinciales de Pascal, publiées entre 1656 et 1657, inventent une manière vive et contrastée de faire dialoguer les idées et les points de vue qui anticipe sur le futur « journalisme ». Elles sont également considérées dès l’époque comme un des chefs-d’œuvre de prose française d’un point de vue linguistique. En écrivant ces lettres fictives, Pascal s’est inspiré de la pratique importante de la correspondance, cette « conversation entre absents », comme on disait alors, dans les cercles élevés. Les lettres de Madame de Sévigné, qui ne seront publiées qu’au siècle suivant, en sont l’exemple le plus connu.
Nous sommes au moment où on savoure une certaine conduite du discours dans la prose, plus libre, plus directe qu’en vers. On se presse pour aller écouter les sermons ou les oraisons funèbres de Bossuet. C’est l’âge d’or d’une prose oratoire souvent dite à haute voix.
Du côté du roman, si La Princesse de Clèves (1678) de Madame de Lafayette conserve encore quelques traits de l’esthétique précieuse tout en offrant un gestion très classique et très équilibrée de la phrase, Les Aventures de Télémaque (1699) de Fénelon anticipe déjà, dans ses moments descriptifs, sur la place que le siècle suivant va accorder à la sensibilité.

À la fin du siècle, le triomphe de la prose est presque total, au point de rendre, pour un temps, l’exercice des vers presque désuet. C’est aussi le moment où les littérateurs ont acquis une pleine confiance dans les ressources du français.

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition Molière, le jeu du vrai et du faux, présentée à la BnF du 27 septembre 2022 au 15 janvier 2023.

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