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Molière : une langue pour le théâtre

Molière à sa table de travail par Charles-Antoine Coypel
Molière à sa table de travail par Charles-Antoine Coypel

© Bibliothèque-musée de la Comédie-Française

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Il est étonnant que le français soit parfois qualifié de « langue de Molière ». Cette expression attestée au 19e siècle remonte peut-être au siècle précédent, mais on n’a jamais pu jusqu’à présent en retracer précisément l’origine.

Une langue irrégulière

Si on dit parfois pour l’italien « langue de Dante », pour l’anglais « langue de Shakespeare », et pour l’allemand « langue de Goethe », dans ces trois cas, ces grands écrivains ont joué un rôle dans la standardisation de ces langues, et la forme de langue qu’ils ont pratiquée a pu être ensuite considérée comme modèle.
Ce n’est pas le cas pour Molière. Son œuvre prend certes place à un moment, le milieu du 17e siècle, où la langue française fait l’objet d’une attention précise, notamment depuis les Remarques sur la langue françoise de Vaugelas (1647), qui sont évoquées dans Les femmes savantes. Mais la langue de Molière n’a pas été un modèle pour le classicisme qui a suivi. On trouve chez lui beaucoup trop d’archaïsmes et d’irrégularités. Racine, qui s’était fait aider pour la correction de son texte de Dominique Bouhours, continuateur de Vaugelas et principal censeur grammatical de la fin du 17e siècle, serait une meilleure référence.

Claude Favre de Vaugelas (1585-1650)
Claude Favre de Vaugelas (1585-1650) |

© Bibliothèques municipales de Chambéry

Jean Racine (1639-1699)
Jean Racine (1639-1699) |

Bibliothèque nationale de France

Une langue pensée pour le théâtre

Molière et sa troupe jouant Les Précieuses ridicules devant le cardinal Mazarin
Molière et sa troupe jouant Les Précieuses ridicules devant le cardinal Mazarin |

Bibliothèque nationale de France

Mais une raison explique peut-être le choix de Molière : sa langue est vraiment une langue pensée pour le théâtre. C’est aussi le cas de Shakespeare. Goethe a écrit du théâtre. Quant à Dante, il existe en Italie une tradition ininterrompue de lecture orale et théâtralisée (la lettura dantesca) de son œuvre. Les langues symboles doivent être des langues dites : elles ne peuvent être des langues uniquement savantes, écrites. Elles doivent être des langues qui s’adressent à tous, qui se nourrissent de la langue de tous, tout en allant au-delà. Ce n’est pas un hasard si la première production de l’Académie française après sa création en 1635 a été de publier des Sentiments sur une pièce de théâtre, Le Cid de Corneille (1636). La parole théâtrale porte la langue, à l’époque, plus encore que la poésie, comme c’était le cas au siècle précédent.

Lors des fêtes nommées « entrées royales », qui accompagnaient l’arrivée du roi dans une ville de province, l’usage était de produire des spectacles, et parfois de mettre en scène, par le biais de « muses », des affrontements symboliques de langues : la muse provençale, la muse latine, la muse française… Ces joutes oratoires faisaient entendre les langues et en révélaient l’éloquence. Aux yeux des académiciens, une pièce comme Le Cid était aussi, à côté de sa réussite dramatique, un exemple des ressources de la langue. Aussi l’ont-ils épluchée sans pitié, reprenant la moindre formulation douteuse. En 1660, Corneille suivra ces avis et révisera tout son théâtre.

Gabriel Ladame, La magnifique entrée du Roy et de la Royne dans leur bonne ville de Paris le 26 aout 1660
Gabriel Ladame, La magnifique entrée du Roy et de la Royne dans leur bonne ville de Paris le 26 aout 1660 |

Bibliothèque nationale de France

De jouissives embardées

En choisissant de n’écrire que des comédies, Molière a échappé à cette pression normative. C’est ainsi qu’il a pu n’écrire qu’avec une intention spécifiquement théâtrale. Aujourd’hui, il est unanimement salué, par les comédiens, les metteurs en scène et le public, comme un maître du théâtre, et non nécessairement du « français ».

Les Fourberies de Scapin
Les Fourberies de Scapin |

© Photo Marée-Breyer / Bibliothèque nationale de France

Ce qui signe véritablement Molière, ce sont les « embardées langagières », pour ainsi dire, de ses personnages. Molière a compris quel plaisir délicieux on éprouvait à voir transgresser sans vergogne sur scène tous les tabous de langage de la vie (les tabous des actions étant tout de même encadrés, au moins dans leur représentation directe). De là les litanies d’injures rituelles qui rappellent les farces du Moyen Âge ou de la comedia dell’arte. Martine à Sganarelle dans Le Médecin malgré lui (I, 1) : « Traître, insolent, trompeur, lâche, coquin, pendard, gueux, bélître, fripon, maraud, voleur ! » Parfois, le sens de certaines de ces insultes échappe un peu, et on ne saisit pas bien les nuances. Chez lui, on trouve les savoureux jocrisse  niais ») ou pimpesouée (de pimper, « parer », et de l’adjectif souef, « doux » ; « mijaurée »). Mais est-ce bien la mission d’une insulte que d’avoir un sens ? La force de frappe prime.

Un langage presque physique

Chez Molière, on ose « traiter » les autres, avec des mots qu’on hésiterait peut-être à employer dans la vie. On s’acharne sur ses serviteurs, par exemple : « Ah! Je te casserai la tête assurément. / Si tu ne veux, maraud, t'expliquer autrement », dit Alceste à son valet Du Bois dans Le Misanthrope (IV, 4). On roue de coups verbalement l’adversaire. Le langage est parfois tellement lié à l’action qu’il en vient à fonctionner de manière presque physique. La première scène du Mariage forcé est une dispute entre un mari et sa femme dans laquelle le ping-pong verbal (la stichomythie) accompagne un jeu d’acteurs qui glisse immanquablement vers le comique attendu des coups.

Le Mariage forcé, de Molière
Le Mariage forcé, de Molière |

Bibliothèque nationale de France

L'École des femmes, de Molière
L'École des femmes, de Molière |

© Photo Brigitte Enguérand / Bibliothèque nationale de France

Le théâtre est là pour faire entendre ce qu’on ne peut pas dire, le tabou. On ne pouvait jurer par Dieu, à l’époque. Aussi remplace-t-on ce mot par « bleu » ou « guenne » ou « guienne », comme dans parguienne (Dom Juan, II, 1), morbleu, corbleu… « Tête-bleu !, ce me sont de mortelles blessures / De voir qu’avec le vice on garde des mesures », s’écrie Alceste dès la première scène du Misanthrope. Lui ? Un personnage si grave, si sévère, un censeur ? Cette exclamation violente et décalée dit d’emblée ce qu’il cherche à cacher : sa « passion », comme on disait au 17e siècle, autrement dit ce qu’il subit, son caractère excessif, porté à l’intolérance. Le théâtre est un lieu où s’exprime le refoulé, un lieu de catharsis et de transgression.

Jargons, galimathias… à chacun son langage

Naturellement, ce caractère irrégulier de Molière a choqué, à l’époque qui a suivi, et qui a vu triompher le classicisme. La Bruyère a parlé à son propos de « jargon ». Il ne croyait peut-être pas si bien dire. Une bonne partie du théâtre de Molière met en scène des jargons, des galimathias, comme on disait alors. Parfois, ce sont de vraies langues étrangères. Monsieur de Pourceaugnac (1669) fait défiler de l’occitan, du flamand, du picard… langues, que l’on reconnaissait faute de les comprendre. Parfois, ce sont des manières particulières de traiter le français. Les « précieuses ridicules » reprochent à leurs visiteurs de venir les voir « avec un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux et un habit qui souffre une indigence de rubans » (scène 5). Elles parlent jargon, à leur manière. Tout comme les notaires, les médecins et les philosophes qui émaillent les pièces.

Dom Juan de Molière
Dom Juan de Molière |

© Photo Brigitte Enguérand / Bibliothèque nationale de France

Chez Molière, à chacun son langage. Chacun, même, se signale par son langage, le porte en étendard, existe par lui. « Enfin donc, je n'avons pas putost eu gagé, que j'avons vu les deux hommes tout à plain, qui nous faisiant signe de les aller querir », s’exclame Pierot dans Dom Juan (II, 1). Il serait vain de voir là un reflet fidèle du parler des paysans de l’époque. Molière exagère, car il est au théâtre. Ce qu’il cherche, c’est le rire du public. Il sait qu’au théâtre, nous devons être plus nous-mêmes que dans la vraie vie. Il « spectacularise » donc la parole. On est loin de la « langue commune » que théorisera plus tard le Dictionnaire de l’Académie (1694), la langue de l’honnête homme, celle qui permet de parler de tout sans mots techniques, et de se faire comprendre de tout le monde. Chez Molière, personne n’est un « honnête homme », une « honnête femme » ; personne n’a le langage qu’il faut. Chacun est enfermé dans son langage. Le langage du théâtre n’est pas là pour se faire comprendre, mais au contraire pour créer du malentendu, de la distance. Molière met en scène des personnages qui refusent, parfois sans s’en rendre compte, d’utiliser le langage commun. Il sait que, dans la vie, la personne qui ne se fait pas comprendre est presque toujours comique.

La dimension farcesque

Le Malade imaginaire : « Clysterium donare... » 
Le Malade imaginaire : « Clysterium donare... »  |

© Photo Marée-Breyer / Bibliothèque nationale de France

À la fin de sa vie, Molière a encore expérimenté. Le Malade imaginaire (1673) développe une dimension farcesque qu’il n’avait peut-être jamais encore atteinte auparavant. La célèbre prescription en latin macaronique – faux latin qu’on pratiquait déjà au Moyen Âge avec une intention comique – « Clysterium donare, / Postea seignare, / Ensuitta purgare », que le bachelier accompagne d’un « le maladus dust-il crevare » sans équivoque, nous indique qu’on est entrés dans une autre dimension. Molière n’est plus loin de Rabelais, auquel il avait auparavant peut-être emprunté le verbe calqué du latin s’exhilarer se réjouir »).
« Cérémonie turque » de la fin du Bourgeois gentilhomme
« Cérémonie turque » de la fin du Bourgeois gentilhomme |

© Photo Marée-Breyer / Bibliothèque nationale de France

Déjà, la cérémonie turque de la fin du Bourgeois gentilhomme (1669) s’aventurait en direction d’une sorte de fonctionnement « barbare » du langage propre à explorer les capacités du signifiant en dehors de toute intention de communication. « Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchen ? » demande le valet Covielle à M. Jourdain (IV, 3). « Ma chère âme ». « Voilà qui est merveilleux !, répond M. Jourdain. Cacaracamouchen, « ma chère âme ». Dirait-on jamais cela ? Cela me confond ». Avec cette dernière question, Molière met clairement sur la voie d’une interprétation maligne qu’il met violemment en face de la thématique galante. On rit moins quand on apprend que cette cérémonie burlesque répondait en fait à l’intention royale de vexer l’envoyé turc Soliman Aga Mustapha Raca, qui n’avait pas montré une attention suffisante envers le faste qu’on avait déployé pour sa venue à Paris. Plus tôt dans la pièce, néanmoins, le même M. Jourdain s’était fait administrer par le maître de philosophie une leçon dans laquelle la langue était désossée au point de ne plus être faite que de sons dépourvus de signification, autant dire de borborygmes. Lui qui croyait peut-être en la raison et en la clarté sort de la pièce lessivé par le langage.

Le Bourgeois gentilhomme : M. Jourdain (Roland Bertin) et le maître de philosophie (Simon Eine)
Le Bourgeois gentilhomme : M. Jourdain (Roland Bertin) et le maître de philosophie (Simon Eine) |

© Photo Marée-Breyer / Bibliothèque nationale de France

Comprendre l’incompréhensible

Sans doute l’exploration de ce que peut exprimer le signifiant dans la langue peut-elle aller encore plus loin lorsqu’on y ajoute la musique. Chantés, les mots peuvent se prêter à toutes les déformations possibles, aux allongements comme aux dictions précipitées, à toutes sortes d’intonations, de répétitions ou de troncations anti-naturelles. Toutes choses qui ne passeraient pas, naturellement, si les répliques étaient seulement dites. Acteur, Molière était aussi danseur et pratiquait sans doute la musique. Beaucoup de ses pièces sont des comédies-ballets. Aujourd’hui, c’est souvent dans cette forme originale que ces pièces sont jouées, et c’est heureux. Ce n’est sans doute que de cette manière qu’on peut ressentir à quel point la mise à distance de la « langue » que pratique la musique rejoint chez Molière son exploration des fonctionnements traversiers du langage. Il sait la joie qu’on peut ressentir en comprenant, ou en croyant comprendre, l’incompréhensible.

Le vray Portrait de Mr de Moliere en Habit de Sganarelle
Le vray Portrait de Mr de Moliere en Habit de Sganarelle |

Bibliothèque nationale de France

« Langue de Molière » ? Il est probable que cette singulière association entre notre dramaturge et l’imaginaire de pureté ou de fixité qu’on a projeté sur le français l’aurait bien fait rire.

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition Molière, le jeu du vrai et du faux, présentée à la BnF du 27 septembre 2022 au 15 janvier 2023.

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