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Le théâtre des apparences

Moreau le Jeune, frontispice pour Monsieur de Pourceaugnac, 1773
Moreau le Jeune, frontispice pour Monsieur de Pourceaugnac, 1773

© Montpellier Méditerranée Métropole

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Le théâtre de Molière nous met sous les yeux les rapports compliqués des êtres humains avec la vérité et la sincérité. Pour mieux démêler le vrai du faux, celui qu’on appela de son vivant le « peintre » de la nature humaine place au cœur de ses pièces le mensonge, la manipulation, la dissimulation, les faux semblants, les impostures. Mais l’auteur montre aussi que ces compromis nous sont parfois plus doux que de cruelles certitudes.

Qui est qui ?

Prendre l’apparence d’un autre par le costume et la voix est un procédé classique que Molière utilise dans ses pièces. La connivence qu’il instaure ainsi avec le public plus averti que les personnages de la réalité des situations, permet une multitude d’effets comiques, des plus bouffons au plus sérieux. Dans le registre burlesque, Monsieur de Pourceaugnac est ainsi l’objet de supercheries sans nombre fomentés par le valet Sbrigani, destinées à le faire renoncer à épouser la jeune Julie. Ce dernier apparait en marchand flamand ainsi que ses complices – Lucette en « feinte Gasconne », Nérine en Picarde – à tel point que le bourgeois manipulé n’a d’autre choix que de fuir, lui-même travesti en femme.

D'après Jean Michel Moreau, frontispice pour Amphitryon, 1773
D'après Jean Michel Moreau, frontispice pour Amphitryon, 1773 |

© Montpellier Méditerranée Métropole

La manipulation des apparences, tout aussi comique, se fait plus grave dans Amphytrion : le dieu Jupiter a en effet revêtu l’apparence du général Amphytrion pour passer la nuit avec sa femme Alcmène, trompée par le subterfuge, tandis que Mercure, au service de Jupiter emprunte les traits du valet Sosie. Ce dernier en vient à s’interroger sur sa propre identité, confondu par la ressemblance et l’omniscience de Mercure-Sosie : « Mais si tu l’es, dis-moi qui tu veux que je sois ? / Car encore faut-il bien que je sois quelque chose. » (Acte I, scène 2).
Le questionnement philosophique de Sosie sur l’identité se retrouve dans nombres de pièces de Molière. La plus célèbre est sans conteste Le Misanthrope dont le personnage principal, Alceste, est tiraillé entre son amour pour la coquette Célimène et son désir de s’éloigner de la société, choqué qu’il est par l’hypocrisie, la couardise et le manque d’intégrité de ses contemporains. Intransigeant jusqu’au ridicule, son exigence excessive de sincérité ne lui permet pas de s’adapter à la société. Plutôt que d’accepter les compromissions, il préfère se retirer du monde, chute qui peut en faire un personnage tragique. Pour être lui-même, il n’a d’autre choix que de renoncer à ce qu’il aime.

Imposteurs de tous bords

Ed. Zier, frontispice pour Les Fourberies de Scapin, 1897
Ed. Zier, frontispice pour Les Fourberies de Scapin, 1897 |

Bibliothèque nationale de France

Molière dénonce les impostures de toutes natures : des plus anodines aux plus retorses. La gravité affleure toujours sous les travers comiques de ces personnages qui trompent, menés qu’ils sont par les circonstances ou par une idéologie assumée.
Les faux marquis des Précieuses ridicules valets déguisés envoyés par leurs maîtres – se conforment aux attentes de Cathos et Magdelon, en matière de galanterie, pour mieux confondre leurs prétentions. Scapin (Les Fourberies de Scapin) prétexte que Géronte serait recherché par un spadassin pour l’enfermer dans un sac sous couvert de le protéger, mais imitant la voix du gascon, il rosse le vieil homme sans vergogne.

Illustration de Moreau le Jeune pour Le Médecin malgré lui, 1813
Illustration de Moreau le Jeune pour Le Médecin malgré lui, 1813 |

Bibliothèque nationale de France

Les faux médecins sont légion dans le théâtre de Molière : des authentiques charlatans dans Le Malade imaginaire qui professent une science inepte, aux usurpateurs, le dramaturge ne fait pas grande différence. Dans Le Médecin malgré lui, Sganarelle se voit contraint par la force des coups de Valère et Lucas d’endosser la robe : « Ouais ! Serait-ce bien moi qui me tromperais, et serais-je devenu médecin sans m'en être aperçu ? » (Acte I, scène 5). Quant à Sganarelle, valet de Dom Juan, il ne voit nulle malice à donner des consultations, ayant endossé l’habit d’un médecin par déguisement, pour se cacher des hommes d’armes qui sont à leurs trousses. Dom Juan, « impie » aussi en médecine, déclare alors : « Par quelle raison n'aurais-tu pas les mêmes privilèges qu'ont tous les autres Médecins ? Ils n'ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace » (Acte III, scène 1).

Nicolas André Monsiau, Molière lisant Tartuffe chez Ninon de Lenclos, 1802
Nicolas André Monsiau, Molière lisant Tartuffe chez Ninon de Lenclos, 1802 |

© Collection Comédie-Française

Le plus grand imposteur reste cependant Tartuffe, faux dévot qui s’immisce dans une famille sous couvert de religion mais dépouille les enfants et convoite la femme de son protecteur aveugle. La pièce, interdite par le roi poussé par le parti dévot de la cour, sera longuement réécrite par Molière jusqu’à son autorisation. Le personnage principal change alors de caractère : dans la première version de 1664, il est un dévot hypocrite qui se laisse entraîner par ses passions, dans la dernière version de 1669, il est un authentique imposteur qui cherche par tous les moyens, sous couvert de religion, à tirer des avantages matériels de sa situation de parasite.

La nature poussée à bout

Certains personnages aiment s’illusionner, entrainant leurs proches dans leur folie. Ces derniers résistent, dénoncent, contournent, car les excès de ces fous qui se vouent à un vice, une manie, une obsession, font diverger les intérêts. Bien souvent, cet affrontement se situe au sein des familles et opposent les jeunes générations aux plus âgées quand les pères sont assez aveugles pour aller jusqu’à vouloir déshériter ou mal marier leurs enfants. Harpagon, dans L’Avare, Argan dans Le Malade imaginaire, ou encore Monsieur Jourdain, dans Le Bourgeois gentilhomme, sont de ceux-là.

Henri Gissey, costume du Muphti pour Le Bourgeois gentilhomme, 1670
Henri Gissey, costume du Muphti pour Le Bourgeois gentilhomme, 1670 |

© Nationalmuseum Stockholm, NMH 80/1874, 27

L’avarice maladive d’Harpagon lui fait voir des voleurs partout en dépit des apparences. Argan s’illusionne sur son état de santé, se livre aux pires charlatans et se passionne tellement pour la médecine qu’il se fait introniser médecin lors de la cérémonie finale. Monsieur Jourdain qui désire adopter les manières d’un gentilhomme ne lésine pas sur les moyens, recrutant nombre de consultants – tailleur, maître d’arme, maître de musique, maître de philosophie – près à berner le bourgeois ridicule. C’est finalement son valet Covielle qui va inventer la supercherie finale : la cérémonie turque qui établira Jourdain au rang de Mamamouchi, supposé dignitaire de la noblesse turque, et permettra le mariage de sa fille avec son amant Cléonte, déguisé pour l’occasion en fils du grand Turc.

Le petit chat est mort

L’École des femmes : Isabelle Adjani interprétant Agnès
L’École des femmes : Isabelle Adjani interprétant Agnès |

© Photo Daniel Cande / Bibliothèque nationale de France

Jourdain et Argan semblent finalement assez heureux dans leur folie, même trompés par tous, l’illusion semble être plus désirable que l’austère réalité. Pour Molière, les apparences, l’aveuglement, sont peut-être des baumes qu’il vaudrait mieux adopter. Dans L’École des femmes, Arnolphe a maintenu Agnès dans l’ignorance pour en faire ce qu’il considère comme une parfaite épouse incapable de le tromper, mais son ingénuité se retourne contre son mentor : candide, elle ne voit le mal nulle part et se laisse courtiser. Quand Arnolphe l’interroge sur ses fréquentations et qu’elle avoue sans hésiter qu’Horace ne l’a pas quittée de la journée, il ne peut que conclure : « Cet aveu qu'elle fait avec sincérité / Me marque pour le moins son ingénuité » (Acte II, scène 6). Les phrases les plus simples et les plus anodines occasionnent alors chez Arnolphe un trouble insondable quand « Le petit chat est mort » pourrait signifier que la jeune fille a quitté l’enfance et connu des plaisirs interdits. Le tourment d’Arnolphe est tel qu’il avoue : « Je souffre en damné ». Il apparait alors qu’Argan et Jourdain sont plus heureux qu’Arnolphe, dans leur illusion.

Audio

L'École des femmes, de Molière, acte II, scène 5  (scène complète)

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition Molière, le jeu du vrai et du faux, présentée à la BnF du 27 septembre 2022 au 15 janvier 2023.

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