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À chaque image sa technique

L'évolution des pratiques des photographes orientalistes
Le Sphinx de Gizeh
Le Sphinx de Gizeh

© Bibliothèque nationale de France

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L' évolution de la photographie suit pas à pas celle du voyage en Orient. Des premiers daguerréotypes aux clichés sur plaque de verre, ce n'est pas seulement un matériel qui change, mais tout un rapport à l'image, du simple enregistrement d'une réalité monumentale à la recherche du pittoresque.

Trois techniques pour un siècle

L'évolution des pratiques photographiques

L'évolution de la photographie suit pas à pas celle du voyage en Orient. Dès 1839, date officielle de l'invention de Daguerre, les voyageurs s'improvisent photographes : si Nerval rate tous ses clichés, ceux de Maxime Du Camp raviront le public. Au départ, pour ces aventuriers daguerréotypistes en pleine fièvre archéologique, il s'agit de témoigner le plus fidèlement possible de la réalité et on ne s'embarrasse guère de pittoresque : ce sont les monuments et les Lieux saints qui sont la cible des objectifs.

À partir des années 1850, les photographes voyageurs sont de plus en plus nombreux : au daguerréotype nécessitant un matériel lourd et encombrant, ils préfèrent le calotype, dont le négatif est sur papier, plus maniable et reproductible. Avec les calotypistes se développe l'album contenant les épreuves collées. La diffusion des premiers albums, montrant « en vrai » les images colportées jusque-là par les récits et les croquis, suscite en Europe une émotion sans précédent.

Puis vient la photographie sur verre au collodion. La photographie se divise alors en deux genres distincts : parallèlement à la pratique individuelle d'amateurs, d'artistes, d'écrivains ou de simples curieux, la photographie commerciale se développe grâce au tourisme. Profitant de l'accroissement de la demande et des simplifications de la technique, des photographes se fixent sur place, à Beyrouth, Constantinople, Le Caire, Port-Saïd, Alger, etc. : travaillant pour leur propre compte, ils s'intéressent plutôt au pittoresque, au décor local et à ceux qui y vivent. Cette production commerciale largement diffusée et de qualité inégale fera longtemps de l'ombre à celle, plus confidentielle et plus sensible, du voyageur de passage.

Ptolémée Caesarion sur un bas-relief du temple de Kalabscheh
Ptolémée Caesarion sur un bas-relief du temple de Kalabscheh |

© Bibliothèque nationale de France

Dattiers de Karnak
Dattiers de Karnak |

© Bibliothèque nationale de France

Bédouin sur son chameau
Bédouin sur son chameau |

© Bibliothèque nationale de France

L'aventure des daguerréotypistes

Le premier homme dont on sache qu'il songea à se munir de l'invention de Daguerre pour rapporter des « souvenirs » d'Orient fut Frédéric Goupil-Fesquet (1817-?). Lesté de son appareil, il accompagna en Égypte, dès 1839, son oncle, le peintre Horace Vernet. Parti en octobre, donc moins de trois mois après l'annonce de cette nouvelle merveille du progrès  l'invention de la photographie –, il eut la surprise de rencontrer sur place, le 9 novembre, un voyageur canadien, Joly de Lotbinière (1789-1865), qui avait eu la même idée : il était donc, au mieux, premier ex aequo. Ce compagnon de route, « touriste amateur » comme l'appelle déjà Goupil-Fesquet, photographia les mêmes sites que lui, à ses côtés.

Dans le récit qu'il publia en 1843, Goupil-Fesquet évoque ses premières tentatives : « Grâce au soin que j'ai apporté au polissage et à la préparation de mes plaques, j'espère obtenir une très belle épreuve de l'aspect extérieur de la citadelle du Caire, et pendant que mon artiste mécanique travaille, je me promène sous quelques ruines [...] et je fais des vœux photogéniques. » Ces vœux ne se réalisent pas toujours, et le malheureux essuie des échecs qui suscitent l'hilarité ou l'impatience de ses compagnons de voyage. Après plusieurs tentatives infructueuses devant les pyramides, lieu dont il comprit aussitôt qu'il fallait à tout prix ramener l'image, il s'en sort in extremis : « Il me paraissait bien humiliant de rentrer au Caire sans ramener aucun souvenir des monuments les plus célèbres du monde, en dépit des dénigrements de mes compagnons qui menaçaient de jeter le daguerréotype au Nil, comme un bagage de surcroît ; j'ai la patience, et à moi seul il est vrai, de préparer encore une dizaine de planches que je polis tant bien que mal et avec toute la rapidité possible ; je m'avise de faire le contraire des prescriptions de M. Daguerre et, grâce à cet expédient, j'obtiens successivement quatre et cinq épreuves tant du sphinx que des pyramides, en laissant les images exposées pendant quinze minutes au soleil. »

Palmier près de l’église Saint Théodore
Palmier près de l’église Saint Théodore |

Bibliothèque nationale de France

Maison à Rosette
Maison à Rosette |

© Bibliothèque nationale de France

Ce premier photographe résume en ces quelques mots les traits que l'on retrouvera dans tous les récits ultérieurs des photographes amateurs. Les monuments les plus célèbres sont leur cible préférée : en agissant de la sorte, dès l'invention de la photographie, ils reproduisent plus ou moins consciemment la logique déjà à l'œuvre dans le choix des vues lithographiées ou gravées sur acier, que l'on trouve dans les keepsakes à la mode dans les années 1830. Ils ne cherchent à photographier ni le détail pittoresque, ni les habitants  pourtant, le temps de pose, de moins de deux minutes à Alexandrie selon Goupil-Fesquet, grâce à l'air marin, l'aurait permis. Ensuite, comme on voyage rarement seul, le photographe a régulièrement une place à part dans le groupe, tour à tour objet de curiosité, de raillerie ou d'admiration. Enfin, les difficultés techniques, que Goupil-Fesquet résout par une trouvaille paradoxale, sont un leitmotiv : la lourdeur et la complexité propres des procédés, avant 1880, sont encore aggravées par le climat torride, sec, venteux ou au contraire trop humide, la lumière trop vive, la poussière qui s'insinue partout, ainsi que par le problème constant de l'eau et de l'obscurité, indispensables pour procéder aux opérations de développement qui doivent impérativement se faire dans la foulée de la prise de vue.

À Goupil-Fesquet succédèrent, dans les années 1840, beaucoup de daguerréotypistes voyageurs : le peintre et lithographe Girault de Prangey (1804-1892) entreprit en 1842 un voyage tout autour de la Méditerranée (Grèce, Égypte, Syrie, Palestine et Turquie). Il en rapporta en 1844 près de mille plaques, chiffre qui constituerait un exploit même s'il s'agissait de négatifs papier ou sur verre. Sa moisson d'images resta à son usage personnel et ne fit l'objet, de son vivant, ni de publications, ni de commentaires. Vint ensuite Jules Itier qui, en route vers la Chine, photographia la vallée du Nil jusqu'à Philae en décembre 1845 et janvier 1846 (trente daguerréotypes).

Nerval était parti lui aussi vers l'Orient en octobre 1842, pour un périple qui alla de l'Égypte à la Turquie en passant par le Liban. On sait qu'il s'était muni de l'appareillage du daguerréotypiste amateur, mais il ne reste hélas aucune trace du résultat. Il rejoint en cela Théophile Gautier et Eugène Piot, partis pour l'Espagne dès 1840, munis de matériel photographique, mais dont nous ne connaissons aucune image.

Les vues prises au daguerréotype, premier procédé photographique commercialisé, positif direct (donc unique) sur plaque de cuivre argenté, ne pouvaient être alors diffusées que par l'intermédiaire de l'estampe. Aussi ces premières images, dont la plupart des originaux sont perdus, furent-elles connues sous forme de lithographies, comme les vues de Goupil-Fesquet dans Les Excursions daguerriennes publiées par Lerebours en 1842.

Les calotypistes : naissance de l'album de photographies

C'est à partir du début des années 1850 que les photographes voyageurs se font plus nombreux. Le système négatif/positif mis au point dès 1841 sous la forme du calotype (négatif papier), peu pratiqué avant la décennie suivante, commence alors à susciter un certain intérêt, au moment où il est complété par l'invention du négatif sur verre au collodion par l'Anglais Scott Archer. Mais ce support, justement, lourd et fragile, était peu adapté aux voyages lointains, et c'est le calotype qui eut la préférence. Entre 1851 et 1860, vont paraître des albums de voyage dont la qualité et la beauté ne seront guère surpassées par la suite : ceux de Du Camp (1852), de Greene (1854) et de Salzmann (1856), publiés par Blanquart-Évrard, ceux de Teynard, par H. de Fonteny pour Goupil (1858), et de Louis de Clercq à compte d'auteur en 1860, enfin celui d'Henry Cammas, également en 1860. L'ère du calotype, que pratiquent bien des voyageurs au-delà de ces six exemples célèbres, s'étend entre 1851 et 1860, pour ne faire place qu'ensuite, peu à peu, au négatif sur plaque de verre.

Tête de l'une des statues monumentales du grand temple d'Abou Simbel
Tête de l'une des statues monumentales du grand temple d'Abou Simbel |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Minaret de l’ancienne mosquée d’Abd es-Samed
Minaret de l’ancienne mosquée d’Abd es-Samed |

Bibliothèque nationale de France

Après les pionniers daguerréotypistes du début des années 1840, peu nombreux et mal connus, les calotypistes  artistes, archéologues, peintres, écrivains et photographes amateurs – sont bien plus nombreux. Plus encore, sans doute, qu'on ne peut le savoir : eux non plus ne sont pas tous répertoriés, et beaucoup d'épreuves non signées demeurent difficiles à attribuer.

La particularité des calotypistes, dans cette période, tient à ce qu'ils ont publié leurs œuvres sous forme d'albums contenant des épreuves collées. Ces grands et luxueux volumes reliés, contenant à la fois un texte imprimé et des tirages effectués à la pièce, précèdent les progrès de l'imprimerie photomécanique qui permettront de multiplier à moindres frais les photographies dans les livres, dans la presse ou en portefeuilles. C'est tout autre chose qu'une diffusion image par image à l'intention de l'acheteur moyen, et on est très loin encore de la carte postale

Port de Philae et temple hypèthre
Port de Philae et temple hypèthre |

© Bibliothèque nationale de France

Photographes professionnels et « touristes »

La photographie sur verre au collodion qui se développe ensuite correspond à une troisième vague de photographes : les professionnels, installés le plus souvent en Orient, au plus près du marché des « touristes » toujours plus nombreux, mais commercialisant leur production à la fois sur place et dans les grandes capitales européennes. Ils abordent des thèmes dont la variété répond à une typologie commune : architecture, scènes de genre, paysages et types pittoresques.

Piliers d'Osiris et colosse à terre du temple de Memnon à Thèbes
Piliers d'Osiris et colosse à terre du temple de Memnon à Thèbes |

© Bibliothèque nationale de France

Groupe de fidèles au Mouled
Groupe de fidèles au Mouled |

Bibliothèque nationale de France

Les photographes amateurs n'en sont pas moins nombreux dans les années 1860, leur effectif va même augmenter de façon exponentielle à partir des années 1880. Mais leurs œuvres, si elles peuvent intéresser la sociologie, l'histoire des mœurs et du tourisme, n'ont plus le caractère pionnier et la richesse d'invention des deux premières décennies, même si, dans les années 1860 encore, quelques voyages d'amateurs présentent un grand intérêt, comme ceux de Louis Vignes et d'Albert Goupil.

Le matériel photographique s'est propagé avec une rapidité surprenante dans les bagages des voyageurs. En 1849, Du Camp fait figure de pionnier, sinon de héros, et il fut décoré de la Légion d'honneur pour ses mérites. Trente ans plus tard, le Guide Joanne fait de la photographie le divertissement de monsieur Tout-le-monde : « Le voyage d'Égypte est un des plus intéressants et en même temps des plus faciles que l'on puisse se proposer ; les paquebots, le chemin de fer, la civilisation européenne, qui a pénétré jusqu'au Caire, le mode de transport sur le Nil, aisé et confortable, en font le voyage par excellence pour les femmes et les malades [...]. Mais parmi les passe-temps qui peuvent rendre le plus fructueux les loisirs de ce long voyage, on peut recommander la photographie, dont les procédés sont à la portée de tout le monde... » À ceux qui n'auraient pas le loisir de s'y adonner eux-mêmes, le guide précise où on peut se procurer tous les clichés souhaitables. Nous apprenons ainsi qu'à Jérusalem on peut trouver chez Bergheim, rue Chrétienne, un « assortiment de photographies de la Palestine ; en moyenne 18 fr. la douzaine ». On est loin du prix des premiers albums édités par Blanquart-Évrard, à peine vingt-cinq ans auparavant. Le développement de la photographie d'Orient, qui souvent nous paraît avoir saisi dans son intimité un monde préservé, est en réalité, au premier chef, un reflet de l'ampleur qu'a prise en Occident cette mode que l'on appelle déjà le tourisme.

Abords de Philae
Abords de Philae |

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Le Caire
Le Caire |

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Paysage d'Egypte : bords du Nil, palmiers et felouques
Paysage d'Egypte : bords du Nil, palmiers et felouques |

Bibliothèque nationale de France

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